Diable

  • Dictionnaire infernal

Diable. C’est le nom général que nous donnons à toute espèce de démons. Il vient d’un mot grec qui désigne Satan, précipité du ciel. Mais on dit le diable lorsqu’on parle d’un esprit malin, sans le distinguer particulièrement. On dit le diable pour nommer spécialement l’ennemi des hommes.

On a fait mille contes sur le diable. Citons-en un.

Un chartreux étant en prières dans sa chambre sent tout à coup une faim non accoutumée, et aussitôt il voit entrer une femme, laquelle n’était qu’un diable. Elle s’approche de la cheminée, allume le feu et, trouvant des pois qu’on avait donnés au religieux pour son dîner, les fricasse, les met dans l’écuelle et disparaît. Le chartreux continue ses prières, puis il demande au supérieur s’il peut manger les pois que le diable a préparés. Celui-ci répond qu’il ne faut jeter aucune chose créée de Dieu, pourvu qu’on la reçoive avec actions de grâces. Le religieux mangea les pois, et assura qu’il n’avait jamais rien mangé qui fut mieux préparé.

Nous ne dirons rien de ce petit trait, qui est rapporté sans doute en manière de rire par le cardinal Jacques de Vitry. Mais voici d’autres histoires qui font voir qu’on a pris quelquefois pour le diable des gens qui n’étaient pas de l’autre monde. Un marchand breton s’embarqua pour le commerce des Indes, et laissa à sa femme le soin de sa maison. Cette femme était sage ; le mari ne craignit pas de prolonger le cours de son voyage et d’être absent plusieurs années. Or, un jour de carnaval, la dame, voulant pourtant s’égayer un peu, donna à ses parents et à ses amis une petite fête qui devait être suivie d’une collation. Lorsqu’on se mit au jeu, un masque habillé en procureur, ayant des sacs de procès à la main, entra et proposa à la dame de jouer quelques pistoles avec elle ; elle accepta le défi et gagna ; le masque présenta encore plusieurs pièces d’or qu’il perdit sans dire mot. Quelques personnes ayant voulu jouer contre lui perdirent ; il ne se laissait gagner que lorsque la dame jouait. On lit d’injurieux soupçons sur la cause qui l’engageait à perdre. — Je suis le démon des richesses, dit alors le masque en sortant de ses poches plusieurs bourses pleines de louis. Je joue tout cela, madame, contre tout ce que vous avez gagné. La dame trembla à cette proposition et refusa le défi en femme prudente. Le masque lui offrit cet or sans le jouer ; mais elle ne voulut pas l’accepter. Cette aventure commençait à devenir extraordinaire. Une dame âgée, qui se trouvait présente, vint à s’imaginer que ce masque pouvait bien être le diable. Cette idée se communiqua à l’assemblée, et comme on disait à demi-voix ce qu’on pensait, le masque, qui l’entendit, se mit à parler plusieurs langues pour les confirmer dans cette opinion ; puis il s’écria tout à coup qu’il était venu de l’autre monde pour venir prendre une dame qui s’était donnée à lui, et qu’il ne quitterait point la place qu’il ne se fut emparé d’elle, quelque obstacle qu’on voulût y apporter… Tous les yeux se fixèrent sur la maîtresse du logis. Les gens crédules étaient saisis de frayeur, les autres à demi épouvantés ; la dame de la maison se mit à rire. Enfin le faux diable leva son masque, et se fit reconnaître pour le mari. Sa femme jeta un cri de joie en le reconnaissant. — J’apporte avec moi l’opulence, dit-il. Puis se tournant vers les joueurs : Vous êtes des dupes, ajouta-t-il ; apprenez à jouer. Il leur rendit leur argent, et la fêle devint plus vive et plus complète.

Un vieux négociant des États-Unis, retiré du commerce, vivait paisiblement de quelques rentes acquises par le travail. Il sortit un soir pour toucher douze cents dollars qui lui étaient dus. Son débiteur, n’ayant pas davantage pour le moment, ne lui paya que la moitié de la somme.

En rentrant chez lui, il se mit à compter ce qu’il venait de recevoir. Mais, pendant qu’il s’occupait de ce soin, il entend quelque bruit, lève les yeux, et voit descendre de sa cheminée dans sa chambre le diable en personne. Il était en costume : tout son corps, couvert de poils rudes et noirs, avait six pieds de haut. De grandes cornes surmontaient son front, accompagnées d’oreilles pendantes ; il avait des pieds fourchus, des griffes au lieu de mains, une queue, un museau comme on n’en voit point, et des yeux comme on n’en voit guère.

À la vue de ce personnage, le vieux marchand eut le frisson. Le diable s’approcha et lui dit : — Mes affaires vont mal, je suis le diable ; il faut que tu me donnes sur l’heure douze cents dollars, si tu ne veux pas que je t’emporte en enfer. — Hélas ! répondit le négociant, je n’ai pas ce que vous me demandez…… — Tu mens, interrompit brusquement le diable ; je sais que tu viens de les recevoir à l’instant. — Dites que je devais les recevoir ; mais on ne m’en a pu donner que six cents. Si vous voulez me laisser jusqu’à demain, je promets de vous compter la somme…

Eh bien, ajouta le diable en prenant les six cents dollars, après un moment de réflexion, j’y consens ; mais que demain, à dix heures du soir, je trouve ici les six cents autres, ou je t’entraîne sans miséricorde. Surtout que personne, si tu tiens à la vie, ne soit instruit de notre entrevue. — Après avoir dit ces mots, le diable sortit par la porte. — Le lendemain matin, le négociant, qui était un méthodiste calme, alla trouver un vieil ami, et le pria de lui prêter six cents dollars. Son ami lui demanda s’il en était bien pressé. — Oh ! oui, très pressé ; il me les faut avant la nuit. Il y va de ma parole et peut-être d’autre chose. — Mais n’avez-vous pas reçu hier une somme ? — J’en ai disposé. — Cependant je ne vous connais aucune affaire qui nécessite absolument de l’argent. — Je vous dis qu’il y va de ma vie. Le vieil ami, étonné, demande l’éclaircissement d’un pareil mystère. On lui répond que le secret ne peut se trahir. — Considérez, dit-il au négociant effaré, que personne ne nous écoute ; dites-moi votre affaire : je vous prêterai les six cents dollars. — Sachez donc que le diable est venu me voir ; qu’il faut que je lui donne douze cents dollars ; que je n’ai pu hier lui en remettre que six cents, et qu’il me faut les six cents autres. — L’ami ne répliqua plus ; il savait l’imagination de ce pauvre ami facile à effrayer. Il tira de son coffre la somme qu’on lui demandait, et la prêta de bonne grâce ; mais à huit heures du soir il se rendit chez le vieux marchand. — Je viens vous faire société, lui dit-il, et attendre avec vous le diable que je ne serais pas fâché de voir. Le négociant répondit que c’était impossible, ou qu’ils s’exposeraient à être emportés tous les deux. Après des débats, il permit que son ami attendît l’événement dans un cabinet voisin. À dix heures précises, un bruit se fit entendre dans la cheminée, le diable paraît dans son costume de la veille. Le vieillard se met en tremblant à compter les écus. En même temps, l’homme du cabinet entra. — Es-tu bien le diable ? dit-il à celui qui demandait de l’argent… — Puis, voyant qu’il ne se pressait pas de répondre, et que son ami frissonnait, grelottait et tremblotait, il tira de sa poche deux longs pistolets, et, les présentant à la gorge du diable, il s’écria : — Je veux savoir si tu es à l’épreuve du feu…… Le diable recula, cherchant à gagner la porte. — Fais-toi bien vite connaître ou tu es mort… — Le démon se hâta de se démasquer et de mettre bas son costume infernal. On trouva sous ce déguisement un voisin du bon marchand, qui faisait quelquefois des dupes et qu’on n’avait pas encore soupçonné. Il fut jugé comme escroc, et le négociant apprit par là que le diable n’est pas le seul qui soit disposé à nous nuire.

Voici une autre aventure où la coquinerie a voulu se cacher sous le masque du diable. Elle a eu lieu il n’y a que quelques années. Toute la ville de Brunn était en émoi ; les rues étaient encombrées. Les jeunes gens riaient ; les vieillards et les femmes pleuraient, se signaient et appelaient à leur aide tous les saints. Cinq gendarmes conduisaient à la prison le diable même. Tête surmontée de deux cornes, et flanquée d’oreilles de bouc, corps velu, à jambes de cheval, à pieds fourchus, et ce Lucifer penaud se laissait conduire à la geôle. Voici dans quelles circonstances. Au village de Dernou, une paysanne, Marie Hert, venait d’accoucher ; pendant qu’elle se trouvait seule dans sa chambre, elle entendit un bruit semblable à un cliquetis de chaînes, puis à l’instant même s’approcha de son lit le diable que nous venons de décrire, et qui lui dit : « Donnez-moi votre enfant nouveau-né ou les cent florins que vous avez en pièces neuves de vingt-quatre kreulzers ! » La pauvre femme intimidée indiqua au diable l’endroit où se trouvait cette somme ; le diable s’en empara et disparut.

Le jour venu, Marie Hert fit appeler son curé, et lui raconta ce qui lui était arrivé ; elle ajouta que les cent florins que le diable lui avait enlevés, elle les avait économisés sou par sou. Le bon curé lui demanda si elle n’avait dit à personne qu’elle possédât les cent florins ; elle lui répondit qu’elle n’avait confié ce secret qu’à sa sage-femme. « Alors, dit le curé, il y a peut-être un moyen d’arracher au diable votre argent. Voici ce que vous devez faire : racontez votre aventure de la nuit à votre sage-femme, et dites-lui qu’il est fort heureux que le diable ignorât que vous eussiez encore cinquante florins en bonne monnaie blanche, car autrement il vous aurait forcé à les lui livrer aussi. Si le diable revient chez vous, ne craignez rien ; je placerai dans le voisinage de votre maison un exorciste qui l’empêchera de faire le moindre mal à vous et aux vôtres. » Ce conseil, Marie Hert le suivit. Elle fit la communication dont il s’agissait à la sage-femme. Dans la même nuit, le diable lui fit une nouvelle visite, mais cette fois il n’eut pas le temps de lui demander de l’argent, car, au moment où il ouvrait la porte de la chambre, l’exorciste, c’est-à-dire un des gendarmes, le saisit par le collet. Ce prétendu diable était le mari de la sage-femme.

Encore une historiette sur les idées qu’on se fait du diable :

Rich, célèbre arlequin de Londres, sortant un soir de la comédie, appela un fiacre, et lui dit de le conduire à la taverne du Soleil, sur le marché de Clarri. À l’instant où le fiacre était près de s’arrêter, Rich s’aperçut qu’une fenêtre de la taverne était ouverte, et ne fit qu’un saut de la portière dans la chambre. Le cocher descend, ouvre son carrosse, et est bien surpris de n’y trouver personne. Après avoir bien juré, suivant l’usage, contre celui qui l’avait ainsi escroqué, il remonte sur son siège, tourne et s’en va. Rich épie l’instant où la voiture repassait vis-à-vis la fenêtre, et d’un saut se remet dedans. Alors il crie au cocher qu’il se trompe et qu’il a passé la taverne. Le cocher, tremblant, retourne de nouveau, et s’arrête encore à la porte. Rich descend de voiture, gronde beaucoup cet homme, tire sa bourse et veut le payer. « À d’autres ! monsieur le diable, s’écria le cocher, je vous connais bien ; vous voudriez m’empaumer ; gardez votre argent. » À ces mots, il fouette et se sauve à toute bride.

Nous nous représentons souvent le diable comme un monstre noir : les nègres lui attribuent la couleur blanche. Au Japon, les partisans de la secte de Sintos sont persuadés que le diable n’est que le renard. En Afrique le diable est généralement respecté. Les nègres de la Côte-d’Or n’oublient jamais, avant de prendre leur repas, de jeter à terre un morceau de pain qui est destiné pour le mauvais génie. Dans le canton d’Auté, ils se le représentent comme un géant d’une prodigieuse grosseur, dont la moitié du corps est pourrie, et qui cause infailliblement la mort par son attouchement ; ils n’oublient rien de ce qui peut détourner la colère de ce monstre. Ils exposent de tous côtés des mets pour lui. Presque tous les habitants pratiquent une cérémonie bizarre et extravagante, par laquelle ils prétendent chasser le diable de leurs villages ; huit jours avant cette cérémonie, on s’y prépare par des danses et des festins ; il est permis d’insulter impunément les personnes même les plus distinguées. Le jour de la cérémonie arrivé, le peuple commence dès le matin à pousser des cris horribles ; les habitants courent de tous côtés comme des furieux, jetant devant eux des pierres et tout ce qu’ils trouvent sous leurs mains ; les femmes furètent dans tous les coins de la maison, et récurent toute la vaisselle, de peur que le diable ne se soit fourré dans une marmite ou dans quelque autre ustensile. La cérémonie se termine quand on a bien cherché et qu’on s’est bien fatigué ; alors on est persuadé que le diable est loin.

Les habitants des îles Philippines se vantent d’avoir des entretiens avec le diable. Ils racontent que quelques-uns d’entre eux, ayant hasardé de parler seuls avec lui, avaient été tués par ce génie malfaisant ; aussi se rassemblent-ils en grand nombre lorsqu’ils veulent conférer avec le diable. Les insulaires des Maldives mettent tout en usage lorsqu’ils sont malades pour se rendre le diable favorable. Ils lui sacrifient des coqs et des poules.

Le diable nous est singulièrement dépeint par le pape saint Grégoire, dans sa Vie de saint Benoit. Un jour que le saint allait dire ses prières à l’oratoire de Saint-Jean, sur le mont Cassin, il rencontra le diable sous la forme d’un vétérinaire, avec une fiole d’une main et un licou de l’autre. Le texte disait : In mulo medici specie ; par l’introduction d’une virgule qui décompose le sens : In mulo, medici specie, un copiste fit du diable ainsi déguisé un docteur monté sur sa mule, comme cheminaient les docteurs en médecine avant l’invention des carrosses, et un tableau de cet épisode ayant été exécuté d’après ce texte corrompu, Satan a été souvent représenté avec la robe doctorale et les instruments de la profession en croupe sur sa monture.

Une autre fois, on dénonça à saint Benoît la conduite légère d’un jeune frère appartenant à l’un des douze monastères affiliés à la règle du réformateur. Ce moine ne voulait ou ne pouvait prier avec assiduité ; à peine s’était-il mis à genoux, qu’il se levait et allait se promener. Saint Benoît ordonna qu’on le lui amenât au mont Cassin, et là, lorsque le moine, selon son habitude, interrompit ses devoirs et sortit de la chapelle, le saint vit un petit diable noir qui le tirait de toutes ses forces par le pan de sa robe.

Parmi les innombrables épisodes de l’histoire du diable dans les Vies des Saints, quelques-uns sont plus bizarres, quelques autres plus effrayants. Saint Antoine vit Satan dresser sa tête de géant au-dessus des nuages, et étendre ses larges mains pour intercepter les âmes des morts qui prenaient leur vol vers le ciel. Parfois le diable est un véritable singe, et sa malice ne s’exerce qu’en espiègleries. C’est ainsi que, pendant des années, il se tint aux aguets pour troubler la piété de sainte Gudule. Toutes ses ruses avaient été vaines, lorsque enfin il se résolut à un dernier effort. C’était la coutume de cette noble et chaste vierge de se lever au chant du coq et d’aller prier à l’église, précédée de sa servante portant une lanterne. Que fit le père de toute malice ? il éteignit la lanterne en soufflant des­ sus. La sainte eut recours à Dieu, et, à sa prière, la mèche se ralluma ; miracle de la foi qui suffit pour renvoyer le malin honteux et confus.

Il n’est pas sans exemple que le diable se laisse tromper par les plus simples artifices, et une équivoque suffit souvent pour le rendre dupe dans ses marchés avec les sorciers ; comme lorsque Nostradamus obtint son secours à condi­ tion qu’il lui appartiendrait tout entier après sa mort, soit qu’il fût enterré dans une église, soit qu’il fût enterré dehors. Mais Nostradamus ayant ordonné par testament que son cercueil fût dé­ posé dans la muraille de la sacristie, son corps y repose encore, et il n’est ni dans l’église ni dehors.

Le vieil Heywood a rédigé en vers une nomenclature curieuse de tous les petits démons de la superstition populaire ; il y comprend les farfadets, les follets, les alfs ou elfs, les Robin Goodfellows, et ces lutins que Shakespeare a don­ nés pour sujets à Oberon et à Titania. On a prouvé que le roi ou la reine de féerie n’est autre que Satan lui-même, n’importe son déguise­ ment. (Voyez : Puck et tous les lutins).

On trouvera peut-être un peu de frivolité dans tout ce qui vient d’être dit ici sur le diable. Mais ce livre n’est pas un livre de théologie. Les lec­ teurs chrétiens savent que ce diable, dont saint Louis ne prononçait jamais le nom et qui est à tout propos dans la bouche de nous tous, cet esprit de malice noire, que nous citons souvent pour avoir l’air de nous en jouer, est le plus per­ fide, le plus cruel et le plus implacable de nos ennemis ; « qu’il rôde autour de nous cherchant qui dévorer ». Si nous l’avons traité ici d’une manière trop légère, c’est par mépris ; ce qui l’offense, comme l’a remarqué saint François de Sales, et ce même saint conseille à ceux qui se trouvent circonvenus de lui ou des siens de re­ pousser ces misérables en les nommant de sobriquets qui les humilient.

On a publié à Amsterdam une Histoire du diable, 2 volumes in-12, qui est une espèce de mauvais roman, où les aventures du diable sont plus que médiocrement accommodées à la fantaisie de l’auteur. M. Frédéric Soulié a prodigué dans les Mémoires du diable beaucoup de talent à faire un livre, qui aurait pu être fort singulier et fort piquant si l’auteur avait respecté les mœurs. (Voyez : Démons).