Anarchie

  • Politique
  • J.-P. Pagès
  • Encyclopédie moderne

Anarchie. Les publicistes républicains ne voient que despotisme partout où la démocratie n’existe pas ; les écrivains royalistes ne voient qu’anarchie partout où la monarchie ne commande point : il semble que le système social ne puisse trouver un juste milieu entre les bastilles royales et l’ostracisme populaire : entre le château des Sept-Tours elles prisons du 2 septembre. Le sage éprouve une égale horreur du despotisme et de l’anarchie ; mais s’il les aperçoit de loin aux deux extrémités de l’échelle sociale, il trouve entre ces deux abîmes un vaste espace où le genre humain peut habiter en repos.

Si l’on a dit avec raison que la monarchie est l’usage d’un pouvoir dont le despotisme est l’abus, c’est par erreur qu’on présente l’anarchie comme le résultat ordinaire de l’état démocratique. Ici le citoyen est isolé, seul contre tous, et ne peut opposer que sa volonté privée aux lois générales d’une cité, maîtresses, quand et comme il lui plaît, d’inviter ou de contraindre à l’obéissance. Les républiques grecques et la république romaine n’ont offert, tant qu’elles furent démocratiques, aucun symptôme d’anarchie.

Lorsque, par le seul ascendant de sa volonté privée, un citoyen lutte contre la volonté générale, il y a opposition ; cet état est la conséquence nécessaire du système républicain ou du système représentatif, c’est-à-dire du gouvernement des majorités : la Grèce et Rome nous ont légué l’exemple d’Aristide et de Phocion, de Caton et de Régulus. Les gouvernements délibératifs offrent une lutte perpétuelle d’opinions et de volontés ; mais, quoique souvent tumultueuse, cette lutte est toujours sans péril et sans anarchie. L’anarchie n’existe que lorsqu’un citoyen veut détruire ou modifier par la force le gouvernement existant ; or ce n’est point dans la démocratie qu’apparaissent ces funestes ambitieux ; le citoyen n’y possède ni le crédit, ni la fortune, ni les clients, ni les prolétaires,qui sont les instruments indispensables de ces catastrophes politiques.

Toutes les formes de gouvernement n’ont qu’un seul moyen de s’établir, auquel on a donné le titre de révolution ; c’est avec ce terrible instrument que le premier Brutus et le premier César ont changé la face de Rome. Dans les mains du peuple, il brise la tyrannie des décemvirs ; dans les mains des triumvirs, il mutile les derniers débris de la liberté romaine. C’est par des révolutions que se fondèrent la démocratie de Suisse, la république de Hollande, le système représentatif d’Angleterre et de France, les aristocraties italiennes, l’oligarchie des barons anglais, la féodalité continentale, la monarchie tempérée de Suède, la monarchie absolue du Danemark et le despotisme de la Russie. La révolution est l’unique et souvent funeste levier de toute rénovation politique.

Si toutes les formes de gouvernement n’ont qu’un moyen de s’établir, elles n’ont aussi qu’un moyen de se conserver. Nous verrons ailleurs que l’insurrection est la seule voie de conservation qui soit propre à la démocratie ; route périlleuse qui conduisit, il est vrai, les Romains au tribunat, mais dans laquelle Spurius Mélius et les deux Gracques trouvèrent la mort.

Si l’on rencontre l’insurrection dans le despotisme, c’est qu’il est, comme la démocratie, une puissance de fait et de force. Dans l’un, l’instrument coercitif est dans une armée spéciale placée à côté du peuple ; dans l’autre il est dans le peuple même. Tous les deux opposent donc la force des opprimés à la force des oppresseurs ; et si le canon est la suprême raison du pouvoir absolu, l’insurrection est la dernière ressource des peuples asservis.

La révolution a pour objet de détruire la forme du gouvernement quel qu’il soit : l’insurrection, en respectant cette forme, veut changer le système actuel des gouvernants. Celle-là pousse les nations de la république à l’aristocratie, ou de la monarchie à la république ; celle-ci demande le rétablissement des coutumes anciennes (les tribuns réclamant les antiques lois agraires) ou la réparation de quelque tort nouveau (les tribuns invoquant des lois contre l’usure) ; mais l’insurrection dans la démocratie n’a jamais menacé la république romaine ; et l’insurection dans le despotisme n’a jamais brisé son sceptre de fer ; nous le voyons survivre aux empereurs qu’on dépose et aux sultans qu’on étrangle.

L’anarchie qu’on croit le résultat nécessaire de l’État démocratique, est l’apanage exclusif et déplorable du gouvernement aristocratique. Rome républicaine procède sans cesse par l’insurrection ; c’est un désordre passager qui appelle un ordre durable. Mais dès que l’assassinat des Gracques, couvert d’une odieuse impunité, eut prouvé que l’amour de la patrie n’était qu’une témérité glorieuse, mais fatale et stérile dans une république corrompue, Rome, courbée sous le patriciat, ne possède plus ce courage qui ose chercher la liberté à travers le péril. Le règne de l’insurrection est passé, celui de l’anarchie commence ; on ne combat plus pour la république, mais pour l’empire ; et le sang ne ruisselle que pour décider à qui restera le pouvoir, Marius s’appuie sur le peuple, Sylla sur le sénat, Catilina sur les prolétaires, Cicéron sur la tribune, Crassus sur des trésors, Pompée sur les légions romaines, César sur les phalanges étrangères. C’est en vain que, rallumant les flambeaux populaires des antiques insurrections, Brutus ose invoquer la liberté ; ces rois du monde, que le luxe a façonnés à la servitude , adorent à genoux la robe sanglante et le testament de César, tandis que le grand citoyen mourant est réduit à méconnaître la vertu et à désespérer des dieux, parce que son âme républicaine avait trop méconnu son siècle et trop espéré des hommes. Durant soixante ans, la mort succède à la mort, l’anarchie à l’anarchie, un triumvirat à un autre, et ce gouffre de désordre et de sang ne se ferme qu’au moment où l’heureux Octave, libre d’ennemis et de rivaux, fait asseoir la fortune sur l’autel de la liberté.

C’est le vice d’une foi ancienne ou le besoin d’une loi nouvelle qui détermine l’insurrection, c’est la soif du pouvoir qui crée l’anarchie : celle-là est une guerre de principes, celle-ci une lutte de personnes ; et l’anarchie ne se trouve que dans l’aristocratie, par la raison que là seulement se trouvent aussi les grands patronages et les vives ambitions. La preuve lie cette vérité se lit dans toutes les pages de l’histoire de ces petites oligarchies si improprement nommées, par un historien, les républiques italiennes.

Lorsque l’aristocratie est un gouvernement de fait, l’anarchie le trouble comme un événement inattendu ; c’est une violence qui s’oppose à une autre violence, comme dans les républiques de la Grèce depuis le siècle de Périclès, comme dans les petits États d’Italie depuis leur naissance jusqu’à leur chute. Mais partout où l’aristocratie est un gouvernement de droit, l’anarchie est de droit aussi ; car celle-ci étant destinée à conserver celle-là, il doit exister entre les deux une corrélation impossible à détruire. Alors la loi qui constitue le gouvernement aristocratique, forcée de lui donner un contre poids, pose en principe le droit d’anarchie, règle les troubles possibles et organise le désordre futur. C’est ainsi que les seigneurs féodaux pouvaient s’armer contre le roi de France quand celui-ci leur vehoit jugement ; c’est ainsi que le tribunal des hauts barons pouvait déclarer la guerre au roi d’Angleterre, et poursuivre la réparation d’un tort quelconque, par une violence qui ne devait respecter que la vie du monarque ; c’est ainsi que les palatins pouvaient, par leurs rokkos, chasser les rois de Pologne ; c’est ainsi, enfin, qu’une résistance anarchique se retrouve même dans la bulle d’or.

Tous les gouvernements donnent aux opprimés des moyens de résistance contre les oppressseurs. L’hostilité de l’opinion est le contre-poids du système républicain ou représentatif : les murmures et les émeutes dans la monarchie, la révolte dans le despotisme, l’insurrection dans la démocratie, l’anarchie dans l’état oligarchique, ne sont que des moyens d’opposition ; et, comme on le voit par leur nom même, l’intensité de ces résistances est toujours en proportion de la force qui appartient à la nature de chaque gouvernement.