Abdication

  • Politique
  • J.-P. Pagès
  • Encyclopédie moderne

Abdication. Abandon de la puissance souveraine ou des droits de cité. Les princes peuvent seuls abdiquer le pouvoir ; des citoyens peuvent seuls abdiquer leur patrie. L’abandon des suprêmes magistratures se nomme abdication lorsqu’il est volontaire, déposition lorsqu’il est forcé. Si un citoyen renonce volontairement à sa patrie, il l’abdique ; s’il fuit pour se soustraire à des lois tyranniques, il émigre ; s’il émigre au moment où le pays peut avoir besoin de ses secours, il déserte ; s’il va se réunir aux étrangers contre la liberté de ses compatriotes, il devient ennemi. Coriolan, le connétable de Bourbon, et tous les émigrés qui leur ressemblent, sont des transfuges. L’abandon du pays peut être forcé. Il prend le nom d’exil lorsqu’il est temporaire et que la tyrannie s’arrête aux frontières : Athènes, Rome, toutes les républiques ont connu l’ostracisme ; aucune n’a poursuivi l’exilé dans le lieu qu’il avait choisi pour refuge. Il prend le nom de bannissement lorsque le lieu d’exil est désigné et qu’un pouvoir arbitraire y surveille et tourmente ses victimes ; c’est ainsi que l’aristocratie de Venise exilait ses ennemis. Si la puissance qui bannit n’est pas dans la loi, ou si la loi est l’ouvrage d’une faction, le bannissement prend le nom odieux de proscription. Ce genre d’exil convient admirablement aux ambitieux qui veulent usurper le trône, ou aux tyrans qui veulent en étendre les prérogatives ; c’est celui qu’ont choisi Pisistrate, Sylla, les triumvirs, Tibère, et leurs innombrables imitateurs.

Le contrat qui lie le citoyen et la cité est synallagmatique : si le contrat est violé par la cité, le citoyen l’abdique ; s’il est violé par le citoyen, la cité l’exile. Le Romain qui répudiait la république renonçait aux privilèges attachés au titre de citoyen ; lorsque Rome répudiait un de ses enfants, elle lui interdisait l’eau et le feu sur tout son territoire. La chétive république de Genève priva J.-J. Rousseau de ses droits de cité ; l’immortel philosophe abdiqua son ingrate patrie, et la priva par son absence d’une grande illustration.

Dans les pays qui admettent l’esclavage ou la servitude de la glèbe, le citoyen peut abdiquer sa liberté et devenir esclave volontaire, contrat illégal dont les Hébreux avaient adouci l’infamie en fixant la durée de ses effets. Certains États ont établi la puissance paternelle sur le modèle du despotisme, afin d’établir la puissance royale sur le type de la puissance paternelle. Alors le père peut abdiquer son fils ; cette abdication déshérite comme l’exhérédation, et de plus elle peut exclure l’enfant de sa propre famille.

Le contrat qui lie le peuple et le monarque est aussi synallagmatique ; et lorsqu’il est violé, il y a entre l’abdication et la déposition une corrélation naturelle et nécessaire. C’est ainsi qu’à Venise le sénat décida que les engagements entre le peuple et le prince étaient réciproques, et que le doge Cornaro ne pouvait abdiquer, par la seule raison que le doge Malipiero avait fait décider que le prince ne pouvait être déposé. Toutefois peu d’abdications furent un acte de vertu, peu de princes eurent le courage de s’exiler volontairement du trône et de congédier leurs flatteurs. Peu de peuples aussi eurent la force de déposer la tyrannie et de revendiquer la liberté. Quelques philosophes, ne considérant que les devoirs de la royauté, ont dit qu’abdiquer c’était déserter : les princes, en général, semblent partager cet avis et borner leurs soins à vivre longuement et à mourir en paix à leur poste. Ceux qui n’ont envisagé que les droits du pouvoir prodiguent l’éloge aux rois qui s’en dépouillent ; ceux-là ne tiennent aucun compte des circonstances qui précèdent l’abdication ; ils ne voient pas que la main qui laisse échapper le sceptre n’est plus assez forte pour le porter, et que c’est la peur de tomber du trône qui donne le courage d’en descendre.

Pour abdiquer sans crainte et sans faste, il faut être plus qu’un roi, il faut être un grand homme. Pittacus abdique la souveraineté de Mitylène, « effrayé de voir Périandre devenir le tyran de Corinthe, après en avoir été le père. » Sylla, dont le bonheur insulte à la Providence, abdique sans peur et s’endort sur son épée brisée dans le sang qu’il a versé.

Les autres abdications sont l’ouvrage de la nécessité ou de la faiblesse. Dioclétien céda le trône aux manœuvres de Galère, et s’il mérita des louanges, c’est moins pour avoir quitté l’empire que pour ne l’avoir pas regretté. Charles Quint, lassé par la prospérité de ses ennemis, abdiqua son pouvoir (1556) avec une fastueuse indifférence qui se démentit bientôt : « Il y a aujourd’hui un an, disait le cardinal de Granville, que l’empereur abdiqua. » « Il y a aujourd’hui un an qu’il s’en repent, » répondit Philippe II. Cette réponse est le mot de l’énigme de toutes les abdications. On peut l’appliquer à Christine (1654) : à peine descendue du trône, elle le regrette ; elle redemande celui de Suède ; elle convoite celui de Pologne, et l’assassinat de Monaldeschi dans le palais de Fontainebleau prouve qu’elle conservait encore quelques-unes des habitudes du pouvoir.

On prétend que le soin de leur sûreté personnelle interdit l’abdication aux usurpateurs ; on cite le mot de Périandre aux Corinthiens qui le pressaient de quitter le trône : « Il est aussi dangereux pour un tyran d’en descendre que d’en tomber ; » et la réponse apocryphe de Cromwel à sa femme qui le sollicitait d’abdiquer en faveur de Charles II : « Puisque Stuart veut oublier ce que j’ai fait à son père, il n’est pas digne de la couronne qu’il me demande. » Dans de pareilles conjonctures, quel monarque est assez insensé pour se déterminer sous la sauvegarde de quelques exemples trompeurs ? Il faut consulter la nature des temps et l’esprit des peuples : lorsque la civilisation est avancée, le prince qui abdique de bonne foi n’a rien à craindre de celui qui lui succède. Le péril ne vient pas de l’abdication, mais du regret d’avoir quitté le pouvoir, et des trames qu’on peut ourdir pour s’en emparer de nouveau. Malgré les craintes et les vengeances qui accompagnent ordinairement les restaurations, Richard Cromwel mourut en paix dans sa patrie. Les princes légitimes courent dans les pays barbares plus de risques que les usurpateurs chez les peuples civilisés : l’abdication de Pierre III (1762) fut son arrêt de mort, et Paul Ier périt pour n’avoir pas voulu abdiquer (1801).

L’abdication n’est donc que l’abandon du pouvoir qu’on ne peut plus conserver ; c’est ainsi qu’Auguste abdiqua le trône de Pologne sous l’épée de Charles XII (1705), et qu’il y remonta après la défaite de son ennemi à Pultawa (1709). C’est quelquefois une vaine cérémonie ; Stanislas Leczinski, abdiquant deux fois une couronne qui ne s’était jamais reposée sur sa tête, en offre un exemple.

Les mots qu’emploie la politique ressemblent à la monnaie ; leur valeur est convenue et non intrinsèque. On appelle abdication la fuite de Jacques II, chassé d’Angleterre par le peuple ; Gustave IV abdiqua, le 14 mars 1809, le trône de Suède : il avait été déposé le 13. [Charles X n’était plus roi non plus, lorsqu’il renonça à la couronne en faveur de son petit-fils.] Ce mot pompeux d’abdication n’est qu’un voile apparent couvrant une nécessité cachée de descendre du trône. Il est vrai que dans les pays livrés à la superstition, la peur de l’enfer peut l’emporter sur l’ardeur de régner : Philippe V (1724) et Amurath II (1442) quittèrent le pouvoir pour vivre avec des moines et des derviches ; mais bientôt le dégoût des derviches et des moines les replaça sur le trône.

Cependant, l’avant-dernier siècle nous a transmis l’exemple d’une abdication véritable et solennelle. Sous prétexte d’ôter à ses rois le pouvoir d’opprimer la liberté, l’anarchique aristocratie de Pologne leur avait enlevé la puissance de défendre le territoire. Casimir V, ne pouvant lutter ni contre les ennemis extérieurs, ni contre les factions intérieures, convoque une diète, fait aux palatins un tableau véhément des dissensions qui ruinent le pays : « Le Moscovite, leur dit-il, envahira la Lithuanie, la Prusse s’emparera de la grande Pologne, et je crois déjà voir l’Autriche dans Cracovie. » Après cette prophétique apostrophe, il dépose les insignes de la royauté (1667). Louis, roi de Hollande, abdiqua une couronne soutenue sur sa tête par la puissance, alors colossale, de l’empereur Napoléon, par la seule raison qne son frère ne lui laissait pas le pouvoir de faire le bonheur des Hollandais. [Depuis, on a vu un autre roi de Hollande, Guillaume Ier, renoncer aussi au pouvoir, afin de passer dans le repos de la vie privée les dernières années d’une carrière longtemps agitée par les plus graves événements.] Le roi de Sardaigne, Victor-Emmanuel V, n’aimant pas assez la liberté pour donner une constitution à ses peuples, n’aimant pas assez le pouvoir absolu pour le raffermir par d’arbitraires atrocités, abdique le trône et le livre à son frère (1821).

Ces exemples exceptés, l’abdication n’est que l’avant-scène d’une déposition ; et les princes n’acceptent la première que pour éviter la seconde. La politique et l’histoire devraient renoncer à ces éloges menteurs prodigués à l’abandon d’une puissance qu’on ne peut plus conserver. Le siècle a montré trop à nu le positif de la royauté, pour qu’à l’avenir les hommes se laissent séduire par ce qu’elle avait d’idéal et de merveilleux. Les abdications de Pierre III, de Charles IV, de Ferdinand VII, de Gustave IV, de Victor-Emmanuel V, de Napoléon, de Louis, de Joseph, de Joachim, parlent plus vivement aux yeux que les mensonges des publicistes. Durant vingt ans, le plus obscur citoyen ne pouvait ouvrir sa fenêtre sans voir l’empire, la royauté, la papauté dans la rue ; et le temps ne pourra peut-être replacer ces grands pouvoirs politiques dans la région mystérieuse d’où la révolution française les a fait descendre.

Les publicistes distinguent l’abdication de la résignation, acte par lequel le prince qui abdique investit de la royauté le successeur qu’il désigne. Napoléon, abandonné par la France, dont il avait opprimé la liberté, par des amis ingrats qu’il avait comblés d’honneurs et de richesses, par la fortune, lassée de sa longue prospérité, Napoléon abdique en 1814, et laisse le trône vacant ; il résigne en 1815, et transmet la couronne à bon fils. Toutefois la distinction des publicistes n’est pas heureuse : car si l’empire est électif, le prince, par son abdication, rend la souveraineté à la nation dont elle émane, et le successeur règne non par la force de la résignation, mais en vertu d’une élection nouvelle ; si l’empire est héréditaire, le monarque ne peut abdiquer ou résigner qu’en faveur de son successeur légitime, puisque les droits n’appartiennent pas à la personne, mais à la race, et que le prince régnant n’en est que le dépositaire. Toutefois, dans les monarchies héréditaires, l’ordre naturel a été quelquefois interverti ; c’est ainsi que, par son abdication, Alphonse, roi de Léon, appela au trône son frère Ramire, au préjudice de son propre fils Ordogno. Au surplus, ce sont là des questions de force et non de droit, elles se décident par le glaive et non par l’équité ; et les publicistes qui les ont traitées, ou prennent le fait pour le droit, ou décident par des lois civiles ces grands actes politiques. Pour prendre encore Napoléon pour exemple, ce n’est pas sur deux feuilles de papier, c’est dans la retraite de Moscow que se trouve l’abdication de 1814, c’est dans le désastre de Waterloo que fut écrite la résignation de 1815 ; et pour connaître quels devaient être les effets de ces deux renonciations, ce ne sont pas les actes écrits qu’il faut consulter, mais les résultats inévitables de ces deux grandes catastrophes militaires.

Les publicistes n’ont pas oublié les formes possibles et les conditions ordinaires de l’abdication. Ils eussent mieux fait de dire que la forme en est indifférente ; Christine abdique au milieu du sénat ; Dioclétien, devant son armée ; Napoléon, par un acte authentique ; Stanislas, par une lettre particulière ; Jacques II, par sa fuite ; Henri de Valois, en désertant la Pologne. Si l’abdication pouvait être véritablement volontaire, les conditions de cet acte seraient d’un haut intérêt : elles sont ou personnelles ou politiques. Le prince qui descend du trône craint toujours de se trouver seul à seul avec la vertu ; la liberté des citoyens ne lui suffit point ; il ne veut pas lutter par lui-même avec les difficultés de la vie. Ne pouvant plus commander, il ne veut pas obéir, et il s’entoure d’un vain simulacre de grandeur, pour que la vérité ne puisse pénétrer jusqu’à lui et lui reprocher ses fautes ou ses crimes. Il demande, et on lui accorde le titre de majesté, une fortune au-dessus de celle des citoyens et quelques flatteurs subalternes ; c’est dans un nuage d’encens qu’on ensevelit ces idoles brisées. On prétend que, pour être valables, les conditions doivent être approuvées par l’autorité qui reçoit l’abdication ; mais le sénat de Suède viola toutes les promesses qu’il avait faites à Christine, et Charles-Emmanuel, oubliant qu’il devait le jour et le trône à Victor-Amédée II, fit arrêter son vieux père, le laissa languir dans le château de Rivoli, et l’envoya mourir dans les prisons de Moncalier. Les conditions politiques sont encore moins sacrées ; cela doit être ainsi : l’abdication est une véritable mort politique, et cet acte ressemble aux testaments des rois : on sait comment celui de Louis XIV fut cassé par le parlement de Paris.

Sur toutes ces questions l’erreur des publicistes provient de ce qu’ils ont considéré l’abdication comme un contrat civil, et qu’ils l’ont soumise aux mêmes règles. Ils n’ont pas vu que les tribunaux sont institués pour garantir la foi des actes ordinaires, tandis que le prince régnant est l’unique arbitre du traité qu’il fait avec le prince déchu ; qu’il n’y a pas dans l’État de commun modérateur, de juge suprême entre eux ; qu’il est par conséquent oiseux de poser les conditions d’un contrat dont aucune puissance ne peut ordonner l’exécution, et qui, par la force des choses, est complètement livré à la loyauté ou au caprice du monarque qui, héritant du pouvoir, décide seul et souverainement entre ses propres intérêts et un roi délaissé dont il n’a plus rien à espérer ni à craindre.