Escroquerie

  • Saint-Agnan Choler
  • Encyclopédie moderne

Escroquerie. Tous les jours, dans les grandes villes, un nombre considérable de gens se réveillent sans savoir par quels moyens ils pourvoiront à leur subsistance de la journée. La fortune leur a rerusé la richesse, ou, nés riches, ils ont dissipé lenr héritage ; la paresse leur interdit les honnêtes ressources que fournit le travail, et ils ne peuvent compter sur une aide bienveillante, dont l’espoir leur est interdit par le monde dans lequel ils vivent ou par l’abus qu’ils en ont fait. Cependant ils vivent, quelquefois mal, souvent bien ; ils ajoutent le superflu au nécessaire, et joignent les jouissances du plaisir à la satisfaction des besoins. Quelques-uns renouvellent tous les jours, sans interruption, ce prodige incompris, et tiennent fermement leur place dans le milieu qu’ils ont choisi, suivant les circonstances où ils se sont trouvés, suivant la dose d’ambition ou le degré d’adresse dont ils sont pourvus. Car cette race bohémienne a ses représentants à tous les étages de la vie civilisée ; toutes les branches de la société nourrissent de pareilles chenilles.

Quoiqu’il y ait plus d’une solution à ces problématiques existences, que les ressources de l’immoralité soient nombreuses et variées, et que quelques industries, non moins honteuses pour être plus circonspectes, spéculent sur des infamies dont le Code pénal ne s’est pas autant occupé, néanmoins, la plupart du temps, le mot de cette énigme est celui que nous avons écrit en tête de cet article.

Les escrocs, bien qu’ils vivent sur le bien d’autrui, et cherchent à s’en emparer par tous les moyens possibles, ne sont pourtant pas des voleurs, ou du moins ce sont des voleurs bien plus fins et bien plus adroits que les autres. Un escroc doit avoir en lui les qualités du comédien : il doit pouvoir déployer, à l’improviste et sans préparation, le talent que l’acteur n’acquiert et ne met en lumière qu’après de longues études ; il doit connaître le coeur humain mieux qu’un faiseur de romans intimes, et le Code aussi bien que le plus habile avocat. En effet, ce n’est pas une entreprise facile à accomplir, que de combiner les ressorts, de tendre les pièges, d’amorcer les hameçons propres à pêcher, dans la poche du prochain, l’argent qu’on n’a pas dans la sienne ; ce n’est pas une médiocre habileté et une science des lieux incertaine qu’il faut pour tromper l’active surveillance de la loi, et pour marcher d’un pas ferme sur cette étroite limite qui sépare la police correctionnelle de la cour d’assises.

Autrefois les escrocs s’appelaient des aigrefins ; plus tard, par un euphémisme français, on les appela chevaliers d’industrie, dénomination qui ne manquait pas d’ailleurs d’une certaine valeur pittoresque. C’est le Code pénal qui, en déterminant les peines dont ils sont passibles, leur a définitivement infligé le nom par lequel on les désigne à présent, il est vrai de dire que les développements qu’ont pris de notre temps les manœuvres illicites de ces ennemis de la propriété, excusent et nécessitent la sévérité de la loi à leur égard. Jadis l’escroquerie, à l’état d’enfance, était pauvre en ressources et inféconde en inventions. Quiconque convoitait le bien d’autrui et ne voulait pas courir les chances des tire-laine et des coupeurs de bourse, prenait quelques leçons pratiques de prestidigitation, et s’assurait adroitement les faveurs du pharaon, du lansquenet ou de la bassette. Là, ou à peu près, s’arrêtaient les frais d’imagination de l’escroquerie. Il arriva même une époque où l’habileté à diriger les chances du jeu d’une façon certaine tomba dans le domaine public ; et il suffit de lire les Mémoires de Grammont, pour voir que les jeux de hasard étaient devenus, ou peu s’en faut, des jeux d’adresse, et que ce n’était pas le plus heureux qui gagnait, mais bien le plus habile.

Aujourd’hui, il n’en est plus de même, et l’escroquerie est loin de s’en tenir à une pareille simplicité de combinaisons. Notre époque devait amener ce progrès (si on peut appeler progrès un tel agrandissement des ressources illégales), en mettant l’argent à la première place parmi les distinctions sociales, en le donnant, par conséquent, pour but à toutes les intelligences, et en même temps en adoucissant les mœurs ; en substituant partout l’habileté à la force ; en rendant, sinon impossibles, au moins fort dangereuses les violences brutales et les méthodes trop simples et trop expéditives d’attenter aux droits de la propriété. Aussi l’escroquerie, quittant ses anciens errements, est-elle entrée dans des routes toutes nouvelles, et a-t-elle donné carrière aux caprices de son imagination, qui au reste paraissent inépuisables. Il serait impossible d’énumérer toutes les formes qu’elle affecte, toutes les manœuvres qu’elle exécute, toutes les ruses qu’elle emploie, depuis les fondateurs de commandites impossibles, jusqu’aux mendiants à domicile qui cachent leur dénûment honteux sous le masque intéressant de quelque honorable infortune ; depuis les assurances militaires qui tiennent scrupuleusement leurs engagements dans les cas exclusifs où l’assuré tire du sac un haut numéro, jusqu’à la vente des contre-marques que le contrôleur refuse ; depuis le jeu en plein vent où l’ouvrier perd quelques sous sans aucune chance de ne pas les perdre, jusqu’au somptueux diner à la suite duquel l’imprudent provincial signe, sur une table chargée de vins dangereux et couverte de cartes bizeautées, un ruineux billet à ordre. Car, si l’escroquerie a joint à ses anciennes ressources bien des ressources nouvelles, elle a cependant conservé le jeu comme une des plus fécondes. Seulement à présent, les aigrefins s’appellent des grecs, dénomination dont nous ne saurions indiquer l’origine, et au lansquenet d’autrefois s’est ajouté le jeu, bien plus favorable aux mains agiles, dit des petits paquets. Ajoutons-y les combinaisons de places et d’enjeux, moins dangereuses encore pour ceux qui les emploient, à l’aide desquels le whist permet, à deux joueurs qui s’entendent, de réaliser un bénéfice presque certain.

En un mot, telle est la variété des manœuvres qu’exige cette vie aventureuse, qu’on n’a pu mieux comparer le terrain fangeux où les bohémiens de la civilisation cherchent leur pâture quotidienne, qu’aux forêts décrites par Cooper, où chaque sentier a sa piste, chaque arbre son piège, chaque buisson son embuscade, chaque pas sa ruse ou son danger. Qu’on songe aux résultats que pourraient donner une semblable activité et de pareilles facultés, employées dans un meilleur but. Au reste, les plus fortes de ces vives intelligences ont leurs jours de faiblesse, et il est rare qu’un faux pas dans cette vie périlleuse ne conduise pas tôt ou tard l’escroc plus loin qu’il ne voulait aller, et ne lui lasse pas franchir cette frontière dont le voisinage immédiat rendait sa tâche si difficile. Alors le bagne, la prison ou la surveillance de la haute police débarrassent la société de ces hôtes incommodes, quoique ce soit, après tout, sans grand avantage pour elle : car ceux dont on la délivre sont bientôt remplacés par d’autres, et il en sera ainsi tant qu’il y aura parmi les gens nés pauvres ou ruinés, des intelligences rebelles au travail et promptes à l’intrigue, des dépravations hardies et supérieures, de mauvais penchants et des passions coûteuses.