Aigle

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  • Am. Dupont
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Aigle. Aussitôt que les hommes furent en guerre (et ce fut sans doute dès l’origine des sociétés), ils remarquèrent que ceux qui montraient le plus d’ensemble, le plus d’union au moment du combat, restaient les maîtres du champ de bataille ; et ils en conclurent que le moyen de fixer la victoire était de se réunir sur un seul point, et de s’y mouvoir avec assez d’ensemble pour former une attaque générale. Ils eurent donc recours à des signes particuliers, qu’on tenait élevés pour qu’on pût les apercevoir de loin et en suivre les mouvements. Ces signes, en cas de déroute, n’étaient pas moins utiles, puisqu’ils servaient à rallier les vaincus.

Une poignée de foin, des figures d’animaux grossièrement imités, remplirent d’abord l’objet que l’on s’était proposé. Les avantages que procurèrent ces enseignes leur furent bientôt attribués par l’ignorance et la crédulité et la reconnaissance publique les considéra comme des divinités tutélaires ; c’est ce que nous apprend Diodore de Sicile : « Les Égyptiens, dit-il, combattaient autrefois sans ordre, et étaient souvent défaits par leurs ennemis ; ils prirent enfin des enseignes pour guider leurs troupes. Ces enseignes furent les effigies des animaux dont ils font aujourd’hui l’objet de leur vénération. Les chefs les portaient au haut de leurs piques, et chacun reconnaissait ainsi le corps dont il faisait partie. »

Si les Égyptiens imaginèrent les enseignes, ce fut chez les Perses que l’aigle apparut pour la première fois ; c’était, au dire de Xénophon, leur enseigne principale, l’enseigne de leurs rois, lorsqu’ils se mettaient à la tête des armées ; « L’enseigne royale de Cyrus, dit cet historien, était une aigle d’or au haut d’une pique ; et depuis ce temps les rois de Perse n’en ont point eu d’autre. » Quinte-Curce s’accorde en ce point avec Xénophon.

L’aigle, emblème de la république romaine, partageait avec d’autres enseignes la gloire de guider les armées à la victoire, lorsque Marius, dans son second consulat, la consacra exclusivement aux légions (an 650 de la fondation de Rome), et renonça tout à fait aux autres. Les premières aigles avaient été de bois ; on y ajouta des couronnes, puis on les remplaça par des aigles d’argent avec des foudres en or ; enfin, au temps de César, les aigles étaient d’or et n’avaient plus de foudres.

L’importance attachée de tout temps à l’aigle s’accrut singulièrement depuis que Marius en eut fait la principale enseigne des armées romaines ; sous Valentinien II (quatrième siècle), au dire de Végèce, les légions, bien que composées de barbares, se réunissaient encore autour de l’aigle.

L’aigle survécut à la légion, car on la voit dans les armées de Justinien et dans celles de ses successeurs. Devenue emblème de la puissance impériale, elle fut conservée jusqu’à la fin par les empereurs grecs ; et ce fut aux aigles brodées sur ses brodequins de pourpre que fut reconnu le corps de Constantin Dracosès, après la prise de Constantinople.

En Occident, l’aigle avait disparu avec l’empire ; elle reparut lorsque les princes carlovingiens mirent sur leur tête la couronne impériale. Dans la guerre entre Louis le Débonnaire et Lothaire, on voit ce dernier se désigner comme empereur, en s’emparant de l’aigle que renfermait le palais d’Aix-la-Chapelle. À la bataille de Bouvines, Othon avait pour enseigne une aigle dorée qu’il perdit dans sa retraite.

L’époque à laquelle apparut l’aigle éployée à deux têtes est des plus incertaines. Elle datait, selon le poète italien il Trissino, de la division de l’empire romain sous Constantin, puisque l’empire, malgré cette apparente division, ne formait qu’un seul corps avec deux têtes. Mais aucun fait, aucun monument ne justifie la supposition du poète.

En Orient, on ne rencontre l’aigle à deux têtes que fort tard, sous les princes de la famille de Lascaris, et sous Jean Paléologue, l’un des derniers empereurs de Constantinople.

En Occident, Charlemagne avait, dit-on, adopté l’aigle éployée ; on a même prétendu le retrouver sur des monuments de cette époque. Il paraît toutefois démontré que l’aigle à deux têtes ne se montra pour la première fois, dans les armes de l’Empire, où elle figure encore aujourd’hui, que sous Sigismond, qui commença à régner en 1410.

L’aigle impériale prit bientôt place sur les armoiries des grands vassaux de l’Empire ; ce fut ainsi qu’elle passa des armes de Brandebourg dans celles du royaume de Prusse, où elle est de sable, éployée et couronnée d’or, sur un champ d’argent.

L’aigle se retrouvait encore dans les armes d’une autre puissance dont le nom même est effacé aujourd’hui ; le royaume de Pologne réclamait la priorité pour le droit de porter cet oiseau dans ses armes. Si l’on en croit les annales polonaises, l’aigle fut adoptée, en 550, par le roi Lech, fondateur du royaume, à cause d’un nid d’aigles blancs qu’il trouva dans le lieu même où il bâtit la ville de Goësne. Sans ajouter foi à cette origine fabuleuse, il n’en est pas moins vrai que l’aigle blanc de Pologne remonte à des temps fort éloignés de nous.

Il n’en est pas de même de l’aigle russe. Les armes de la Russie étaient autrefois, pour Moscou, saint George tuant un dragon avec une lance. Ce fut le tzar Iwan Wassiliévitch (seizième siècle) qui, le premier, prit pour armes de l’empire une aigle noire à deux têtes couronnée, sur un champ d’or.

L’aigle se trouvait également dans les armes du royaume de Hongrie, dans celles de Sicile, de Castille, de Sardaigne, de Genève, de Venise, de Modène, etc. ; elle figurait sur les pavillons de plusieurs puissances maritimes ; elle était l’emblème d’un grand nombre d’ordres de chevalerie, parmi lesquels nous citerons, comme le plus ancien, l’ordre Teutonique, fondé en 1148, à Jérusalem ; puis l’ordre de l’Aigle Blanc de Pologne, qui remonte au commencement du quatorzième siècle ; l’ordre de l’Aigle Rouge de Prusse, qui date du milieu du dix-septième siècle ; l’ordre de l’Aigle Noir, fondé en 1701, par le roi Frédéric Ier, la veille de son couronnement à Kœnigsberg ; les deux ordres russes de Saint-André et de Saint-Alexandre Newski, etc., etc.

Les Américains, après avoir secoué le joug de l’Angleterre, voulant consacrer la mémoire de leur indépendance, et témoigner leur reconnaissance à ceux qui s’étaient distingués dans la guerre, instituèrent, sous le nom de Cincinnatus, une société dont l’aigle fut la décoration. La jalousie qu’excite, dans les républiques, toute espèce de distinction, fit rejeter cette institution dès sa naissance ; mais l’aigle conserva sa place sur le drapeau américain.

L’Angleterre et la France étaient donc, à la fin du siècle dernier, pour ainsi dire, les seules puissances chez lesquelles l’aigle n’eût point trouvé accueil. Les Anglais même ne semblaient avoir pensé à ce noble oiseau que pour le vouer à une sorte d’infamie, en le figurant, dans leurs anciennes guerres, sur le dos des captifs, ainsi que le rapporte Saxo Grammaticus.

Mais quand Napoléon eut placé sur sa tête la couronne impériale, il déclara que l’aigle figurerait sur le sceau de l’empire français, et qu’elle deviendrait le signe distinctif de l’empereur et de la nation française.

Pendant dix années, la gloire des aigles françaises rivalisa avec celle des aigles romaines ; puis toute cette gloire s’évanouit, et il ne resta à la France, après tant de conquêtes et de victoires, que le souvenir amer de deux invasions !