Abstinence

  • Religion
  • Courtin
  • Encyclopédie moderne

Abstinence, — Jeûne, — Carême. (Jejunium, Νηστεία). L’abstinence, en morale, est cette vertu qui consiste à s’abstenir de certaines choses en vue d’un précepte moral ou d’une institution cérémonielle. Le philosophe stoïcien Épictète, dont le Manuel se rapproche tant du christianisme, disait que ces deux mots, Άπέχου καί άνέχου abstiens-toi et supporte, renfermaient toute la philosophie.

C’est surtout dans l’histoire des religions que le mot abstinence occupe une place importante. En style mystique, la mortification des sens est le motif général de l’abstinence. C’est ce qu’avaient senti elles-mêmes la plupart des sectes de l’antiquité, les pythagoriciens, les orphiques, lorsqu’elles pratiquaient tant d’abstinences rigoureuses.

Il y a, en matière d’abstinence, deux excès à éviter et un milieu à suivre. Le premier excès est celui des hérétiques encratites, montanistes, manichéens, qui soutiennent que l’usage de la chair est impur, défendu, pernicieux en lui-même ; on connaît à cet égard l’éloquente réfutation de saint Paul. Le deuxième excès est celui de Savinien et des protestants, qui prétendent que l’abstinence de la viande est sans mérite, superstitieuse, judaïque, absurde.

L’église catholique décide que cette abstinence peut être louable, méritoire, commandée même par des motifs légitimes et dans certaines circonstances. Sur la fin du troisième siècle, il parut dans les Gaules et en Espagne une secte d’hérétiques appelés abstinents. On croit qu’ils avaient emprunté une partie de leurs opinions des gnostiques et des manichéens.

L’abstinence religieuse, accompagnée de deuil et de macérations, s’appelle jeûne. Cet usage remonte au berceau du monde : quelques théologiens en trouvent même l’origine dans l’histoire de notre premier père. Sans parler de la solennité du jeûne parmi les Juifs, il est constant que presque tous les autres peuples de l’antiquité, les Égyptiens, les Phéniciens, les Assyriens, avaient aussi leurs jeûnes sacrés. Les Grecs adoptèrent les mêmes coutumes. Plus superstitieux que les Grecs, les Romains perfectionnèrent en quelque sorte cette solennité. Numa observait des jeûnes périodiques. On lit dans Tite-Live (livre XXXVI, c. 37) que les décemvirs ayant consulté, par ordre du sénat, les livres sibyllins au sujet de plusieurs prodiges, ceux-ci déclarèrent que, pour en arrêter les suites, il fallait fixer un jeûne public en l’honneur de Cérès, et l’observer tous les cinq ans.

Les Chinois ont, de temps immémorial, des jeûnes consacrés dans leur pays pour les préserver des années de stérilité, des inondations, des tremblements de terre et autres désastres. Enfin, les sectateurs de Mahomet suivent religieusement le même usage : ils ont leur jeûne ou ramadan, et des dervis qui outrent cette pratique.

Le jeûne, si généralement répandu, s’est donc établi de lui-même, et tous les peuples l’ont adopté comme par un mouvement naturel.

En effet, les hommes, affligés de calamités particulières ou publiques, se sont livrés à la tristesse et ont négligé d’abord de prendre de la nourriture. Ensuite ils ont regardé comme un acte religieux cette abstinence volontaire : ils ont cru qu’en macérant leur corps quand leur âme était désolée, ils pourraient attendrir leurs dieux ou leurs idoles. Cette idée, s’emparant des peuples, a bientôt fait le tour de la terre : de là le deuil, les vœux, les prières, les sacrifices, les mortifications, le jeûne enfin et l’abstinence. L’apparition de Jésus-Christ ayant sanctifié le jeûne, toutes les sectes chrétiennes embrassèrent cette coutume. Il serait inutile de rappeler à ce sujet les rêves des platoniciens et des Orientaux. Les anciens philosophes, les sectateurs de Pythagore, quelques disciples de Platon, de Zénon, et plusieurs épicuriens eux-mêmes, ont aussi loué et pratiqué l’abstinence et le jeûne. L’histoire des saints de l’un et de l’autre sexe, celle même des rois et des simples particuliers, nous offrent des exemples merveilleux de jeûne et d’abstinence.

Il est une époque d’abstinence, de pénitence forcée, pendant laquelle chacun dans l’église catholique, et dans la plupart des cultes chrétiens, est tenu de jeûner quarante jours pour se préparer à la fête de Pâques : c’est ce que nous appelons carême.

Il existe différentes versions sur l’origine des quarante jours du carême : serait-ce en mémoire du déluge qui dura quarante jours, ou des quarante années pendant lesquelles les Juifs parcoururent le désert, ou même des quarante jours qu’obtinrent les Ninivites pour faire pénitence ? ou bien serait-ce pour perpétuer le souvenir des quarante jours de jeûne qu’observa Moïse en recevant la loi, ou des quarante jours de jeûne d’Élie ? ou enfin a-t-on voulu consacrer par cet usage le jeûne de quarante jours de Jésus-Christ ?

L’abstinence du carême diffère selon les pays : les Grecs ne s’accordent pas avec les Latins : ils le commencent une semaine plus tôt. Les bornes de cet article ne nous permettent pas de décrire les différentes espèces de jeûnes et les variations diverses qu’ils ont éprouvées depuis leur origine ; mais, bien qu’on se soit peu à peu relâché de cette rigoureuse pratique, l’institution du jeûne n’en est pas moins restée chez les peuples modernes. Les historiens des premiers règnes de la monarchie française citent à cette occasion plusieurs traits qui prouvent tous le respect de leurs contemporains pour cette solennité. Selon Froissart (livre 2, ch. 210), en 1360, lors de l’invasion des Anglais en France, leurs armées et les troupes françaises observaient l’abstinence et le jeûne de carême.

De nos jours, plus d’un auteur a prétendu que des motifs de bien public devaient engager les habitants de la capitale et des grandes villes à se relâcher de l’observation du jeûne du carême. Mais, comme l’a dit un illustre écrivain, la remarque est inutile ; car ce sont les riches qui n’ont pas la force de faire carême : les pauvres jeûnent toute l’année.

Dans un article consacré à l’abstinence, nous ne pouvons omettre le mot abstème, qui ne boit pas de vin, ab abstinentia temeti, suivant l’étymologie adoptée par Quintilien (I, 7), et par Aulu-Gelle (X, 28). Les anciens nous offrent très peu de détails sur ce terme ; c’est aux querelles théologiques des calvinistes et des luthériens qu’il doit toute sa célébrité. On l’emploie rarement en français, et on ne sait pourquoi Rousseau s’en est servi préférablement à celui de nazaréen : c’est sans doute parce qu’il avait été élevé parmi les sectes protestantes. L’homme en naissant est nécessairement abstème ; dans le deuxième livre de son Émile, Rousseau semble faire entendre que l’eau pure, naturelle et sans mélange, est la boisson la plus convenable à l’enfance et à tous les âges ; nous serions, dit-il, tous abstèmes, si l’on ne nous eût donné du vin dans nos jeunes ans. Cette opinion est aussi, à très peu de chose près, celle des auteurs du Dictionnaire des sciences médicales.

Chez quelques peuples de l’antiquité, l’abstinence du vin était un devoir imposé par les lois. C’était, dans la Judée, un des principaux vœux des Nazaréens. Suivant Xénophon, on ne donnait point de vin aux jeunes Perses durant tout le temps qu’ils fréquentaient les écoles. Les Crétois l’interdisaient à leurs enfants dans les mêmes circonstances. Enfin, au rapport de Pline et d’Aulu-Gelle, dans les premiers temps de la république romaine, toutes les dames devaient être abstèmes ; et pour s’assurer si elles observaient cette loi, c’était une règle de politesse généralement établie que, chaque fois que des parents ou des amis les venaient visiter, elles les embrassassent sur la bouche.

On connaît à cet égard la loi de Mahomet et ses ordonnances sévères : c’est peut-être à ce genre d’abstinence que les musulmans furent redevables de leurs conquêtes. Leur enthousiasme belliqueux disparut en même temps que leur sobriété. Quels sont, en effet, les tristes résultats de l’intempérance ? À la suite d’une partie de débauche, Octave et Antoine s’abandonnent mutuellement les têtes de leurs ennemis ; Alexandre, dans l’ivresse, immole Clytus et court incendier Persépolis ; le même conquérant expire en voulant vider la coupe d’Hercule.

Charles XII, Tiraqueau, célèbre jurisconsulte du onzième siècle, Balzac, émule et contemporain de Voiture, furent de véritables abstèmes.