Abstinence

  • Médecine
  • A. Le Pileur
  • Encyclopédie moderne

Abstinence. On entend par ce mot, en langage médical, la privation d’aliments et de boissons. Quand l’abstinence ne porte que sur les aliments ou sur les boissons ou seulement sur quelques substances en particulier, elle prend communément le nom de diète. Les effets de l’abstinence sur l’économie varient suivant une foule de conditions. L’état de santé ou de maladie, l’âge, le sexe, la constitution, le régime habituel, le climat, la saison, la température, la profession et enfin les habitudes individuelles modifient nécessairement ces effets, toujours remarquables.

Et d’abord c’est de toutes ces circonstances que dépend la solution de cette question : En combien de temps l’abstinence amène-t-elle la mort ?

On ne peut fixer d’une manière précise le terme qu’un enfant, un adulte ou un vieillard soumis à l’abstinence complète, peuvent atteindre sans succomber. On sait seulement ; que plus on se rapproche des premiers mois de la vie, moins l’abstinence peut être supportée. Toutes les fois que des enfants se sont trouvés soumis en même temps que des adultes à l’abstinence prolongée, ils sont morts les premiers. La nécessité des repas rapprochés dans l’enfance, l’adolescence et même la première jeunesse, suffirait pour établir à priori ce fait, qu’explique le double besoin de réparer les pertes journalières et de fournir au corps les éléments nécessaires à son développement rapide.

Dans l’admirable épisode d’Ugolin, le plus jeune des fils meurt au quatrième jour, ses frères le suivent du cinquième au sixième, et le père survit encore deux jours à ses enfants.

La vieillesse, en tournant toutes les forces plastiques vers l’ossification et diminuant par une résorption continuelle les tissus graisseux et musculaires, met ainsi l’homme dans l’impossibilité de supporter l’abstinence aussi longtemps que dans l’âge adulte.

Les auteurs, surtout ceux de l’Allemagne, abondent en observations plus ou moins merveilleuses d’abstinence supportée pendant un temps plus ou moins long et variant de quelques jours à cinquante ans. On peut, avec Hoffmann et Haller, considérer la plupart de ces exemples comme très suspects ; cependant l’autorité d’écrivains recommandables et très bons observateurs ne peut permettre de rejeter quelques-uns de ces faits, quelque extraordinaires qu’ils soient.

Un point de la plus haute importance et sur lequel les auteurs se taisent en général, c’est celui de savoir si les gens dont ils parlent s’abstenaient de boissons comme d’aliments. Pour quelques-uns ce peut être l’objet d’un doute, mais du moment que le jeûne dépasse une limite de huit à dix jours il devient très probable que l’abstinence des boissons n’a pas eu lieu. En effet, dans le petit nombre d’observations rigoureusement faites de prisonniers qui se sont laissé mourir de faim, on a toujours vu ces malheureux, dans un état déjà voisin de l’agonie, reprendre leurs forces et prolonger leur vie de plusieurs jours, quand ils cédaient à la tentation irrésistible de boire quelques gorgées d’eau. Le séjour dans un lieu et dans une atmosphère humide a un effet analogue.

En août 1831, l’Académie de médecine reçut deux observations de suicide par inanition. Le sujet de la première mourut au soixantième jour, n’ayant pris pendant tout ce temps aucune nourriture, mais seulement quelques gorgées d’eau et de sirop d’orgeat. Le sujet de la seconde observation, prisonnier à Toulon, mourut au soixante-troisième jour ; il n’avait rien mangé pendant ce temps, mais presque tous les jours il buvait de l’eau et souvent avec excès.

MM. Leuret et Lassaigne citent le fait d’un aliéné qui, pendant trois semaines, ne prit aucune nourriture et ne fit que se laver une fois la bouche avec un peu d’eau. Un phthisique, qui ne buvait que de l’eau nitrée, vécut trente jours (Cheyne, Diseases of body…). Richter raconta souvent à Haller qu’un homme avait par superstition enduré un jeûne de quarante jours. Nous omettons une foule d’autres faits, dont les plus extraordinaires sont rapportés par des auteurs allemands ; tel est, par exemple, celui d’une femme qui, si l’on en croit Horzt, vécut cinquante ans ne prenant que du petit-lait.

Chez les animaux, l’abstinence produit des effets analogues ; toutefois, les carnivores la supportent mieux que les herbivores, et, toutes choses égales d’ailleurs, les individus les plus grands dans chaque espèce résistent plus longtemps que les plus petits. Des chapons auxquels Redi ne donnait ni aliments ni boissons ne vécurent pas au delà du neuvième jour ; un autre auquel il donna de l’eau vécut jusqu’au vingtième.

Collard de Martigny a vu des chiens supporter l’abstinence complète d’aliments solides et liquides, de trois à cinq semaines et plus. La jeunesse est une cause de mort plus prompte chez les animaux comme chez l’homme ; mais des hommes faibles, habitués à prendre peu de nourriture, supportent généralement mieux l’abstinence que des individus plus robustes. Dans l’échelle animale, on a reconnu que plus le développement de chaleur est grand, plus la circulation marche vite, plus les mouvements sont vifs, moins l’abstinence est supportée. Le passereau ne peut vivre plus d’un jour sans nourriture, le crapaud et la tortue vivent ainsi plusieurs années.

Les effets physiologiques de l’abstinence varient aussi suivant une foule de conditions. Le fakir et le moine, qui se condamnent aux rigueurs de l’ascétisme, supportent tranquillement leurs douleurs physiques, et l’exaltation morale, l’espèce d’extase, qui en résulte pour eux, leur semble un bonheur ; ils croient avoir éclairé leur raison et reculé les bornes de leur intelligence quand ils sont devenus semblables à ces pauvres hallucinés que nous voyons dans nos hôpitaux. Sur le radeau de la Méduse, les hommes doués de force morale, ceux dont l’esprit gouverne le corps, supportèrent avec fermeté les angoisses de la faim et de la soif, tandis qu’auprès d’eux leurs compagnons d’infortune, hommes grossiers ou criminels abrutis, tombaient dans un délire furieux. L’abstinence amène le décroissement des forces dans des proportions variables suivant les individus et les conditions dans lesquelles ils sont placés. Quand on passe en quelques heures d’une station peu élevée au-dessus de la mer, de 1000 mètres par exemple, à une plus élevée, comme à 4000 mètres, l’appétit diminue sensiblement, et cinq à six hommes robustes consomment à peine à leur repas ce qui, dans la plaine, serait une ration bien juste pour l’un d’entre eux. Cependant cette abstinence partielle, prolongée pendant deux ou trois jours, n’a que fort peu d’influence immédiate sur la force musculaire.

Les effets les plus constants de l’abstinence sont, pendant les premiers jours, la sensation plus ou moins douloureuse de la faim, les tiraillements à l’épigastre, la pâleur du visage, l’abattement et l’affaiblissement musculaire. La respiration se ralentit, le pouls plus fréquent mais dépressible cinq ou six heures après la dernière digestion, diminue de fréquence, et devient petit. La peau est froide, l’individu réagit peu contre une basse température, et la chaleur animale décroît sensiblement, au bout d’un certain temps.

Les sens perdent souvent de leur finesse, toutes les facultés organiques et intellectuelles diminuent de puissance ; seule de toutes les fonctions, l’absorption redouble d’énergie. Bientôt la maigreur devient extrême, les saillies musculaires disparaissent et font place à celle des os. Les urines, rares et infectes dès les premiers temps, le deviennent de plus en plus ; les selles sont supprimées ou sont peu abondantes ; les douleurs à l’épigastre deviennent atroces par moment. Chez quelques individus il survient du délire ; mais cette surexcitation nerveuse, lorsqu’elle a été observée, pouvait être attribuée à des causes complexes. Le sang perd de sa plasticité ; le corps, parvenu, au dernier degré du marasme, semble, pendant les derniers temps de la vie, entrer par avance en décomposition ; une odeur putride s’en exhale ; des pétéchies se montrent à la peau et quelquefois des lambeaux des téguments se détachent ; enfin la mort arrive, précédée dans quelques cas de mouvements convulsifs.

Collard de Martigny a trouvé chez des animaux morts d’inanition le tissu adipeux disparu, les muscles atrophiés, pâlis, exsangues la quantité du sang diminuant de plus en plus, celle de la lymphe augmentant d’abord, puis diminuant jusqu’à la mort. La composition de ces liquides est modifiée, la fibrine y diminue, tandis que l’albumine augmente.

La circulation de la lymphe devient très lente.

La sécrétion de la bile n’est pas moins abondante que dans l’état normal.

Les belles recherches de M. Chossat ont démontré que chez les tourterelles, et probablement chez tous les oiseaux, la mort arrive aussi vite par l’abstinence des aliments solides seulement, que par celle des solides et des liquides. Chez les mammifères, la vie est prolongée par l’usage des liquides, et plus encore chez les animaux à sang froid.

L’oscillation diurne de la chaleur animale augmente graduellement d’amplitude sous l’influence de l’abstinence.

Quand la mort par inanition est devenue imminente, le corps étant sur le point d’arriver à une température incompatible avec la vie, on peut, en réchauffant l’animal en expérience rétablir ses fonctions digestives et le remettre ainsi en état de produire lui-même la chaleur nécessaire à son existence.

Du reste, l’abstinence est un des moyens thérapeutiques les plus puissants, et c’est surtout dans les maladies aiguës et accompagnées de congestion sanguine vers un organe, que le cura famis doit former la base du traitement ; nous signalerons au mot Diète les avantages immenses de ce moyen, comme aussi les résultats déplorables qu’il peut avoir quand il est peu judicieusement appliqué.

Une dernière question se présente : Peut-on, en médecine légale, reconnaître d’une manière positive que la mort a eu lieu par suite d’abstinence ou, si l’on veut, par inanition ? Les conditions variables à l’infini qui peuvent modifier les effets physiologiques de l’abstinence suffisent à démontrer que, si le médecin peut arriver sur cette question à un certain degré de probabilité, il ne saurait acquérir une certitude fondée sur des preuves matérielles et irrécusables, comme doivent l’être celles qui servent de base à ses déclarations judiciaires.

Haller, Physiologie, t. IV.

Savigny (J. B. H.), Observations sur les effets de la faim et de la soif éprouvée après le naufrage de la frégate la Méduse, en 1816 ; thèse, n°84. Paris, 1818.

Collard de Martigny, Recherches expérimentales sur les effets de l’abstinence ; Journal de Magendie.

Chossat, Recherches expérimentales sur l’inanitions, Mémoires de l’Académie des sciences, tom. VIII, savants étrangers, 1843.