Acte

  • Art dramatique
  • St. A. Choler
  • Encyclopédie moderne

Acte. Acte, en poésie, signifie une division du drame qui sert à reposer l’esprit du spectateur, et en même temps à marquer, comme par des jalons, la route parcourue par le poète. L’acte subit lui-même des subdivisions déterminées par l’entrée ou la sortie des divers personnages, et ces subdivisions prennent le nom de scènes, chez nous du moins : car dans le théâtre anglais, où les changements de lieu se multiplient indéfiniment, une nouvelle scène ne commence qu’au moment où l’action se transporte d’un endroit dans un autre.

Les Grecs ignoraient cette division par actes. Chez eux, jamais la scène n’était vide : si les héros du drame se taisaient, le chœur prenait la parole, et tenait éveillée l’attention de l’amphithéâtre. Les Romains, dont l’esprit moins littéraire était plus prompt à la fatigue, sentirent le besoin d’établir, pour ainsi dire, des étapes sur la route que leur attention devait parcourir. L’usage et la volonté des poètes, appuyée de l’approbation du public, fixèrent le nombre de ces divisions à cinq, et Horace fit une loi de cet usage :

Neve minor, nen sit quinto productlor actu
Fabula

Ce précepte, consigné dans l’Art poétique, resta sacré pour les Romains, et au moment où les poètes français du dix-septième siècle tirèrent l’art dramatique de son long sommeil, le con- seil donné par Horace sortit en même temps de l’oubli, et, comme jadis, eut de nouveau force de loi. En effet, Corneille et surtout Racine, qui allèrent chercher leurs inspirations dans la tragédie grecque, qui en firent leur étude et leur modèle, l’assujettirent aux règles éta- blies par les Romains. Au reste, il faut que cette division en cinq actes comporte de grands avantages, il faut qu’elle réunisse bien les conditions nécessaires à la conduite et au dé- veloppement de l’action ; car Shakespeare, cet esprit libre et indépendant, Shakespeare qui refusa de coucher son génie sur ce lit de Pro- custe, et ne voulut pas entrer dans cette pri- son à triple muraille que les anciens avait édi- fiée à l’aide des trois unités, Shakespeare a cependant adopté pour ses chefs-d’œuvre ce nombre de cinq actes.

Si la tragédie se montra satisfaite des limites que lui imposait ainsi une vieille loi régénérée par elle-même, si elle s’astreignit volontairement à développer les caractères, à nouer et à dénouer les événements qu’elle mettait en scène, en cinq actes, ni plus ni moins, quelle que fût la portée ou l’insignifiance de ces caractères, quelle que fût la simplicité ou la complication de ces événements, la comédie se montra plus récalcitrante : l’intérêt résultant d’une intrigue habilement conduite, artistement filée, comme on dirait aujourd’hui, n’était pas ce que cherchait alors la comédie ; elle frappait sur les vices, raillait les ridicules, peignait les mœurs ; elle avait la prétention d’amuser et d’instruire, non d’intéresser. Pour arriver au but qu’elle se proposait, il lui fallait broder sur un léger canevas de piquants détails, grouper autour d’une action vulgaire et insignifiante des caractères fortement conçus et habilement tracés. Or la principale condition de la comédie est d’être amusante : si elle n’appelle pas constamment le rire sur les lèvres du spectateur, ou la méditation dans son esprit, cachant la morale sous la gaîté, et faisant ressortir l’enseignement du plaisir, elle est perdue. Que faire donc, si le caractère choisi par l’auteur n’admet pas de longs développements ; si le vice ou le ridicule qu’il attaque, peu varié dans ses effets, menace son ouvrage de monotonie ; si la peinture de mœurs qu’il a entreprise doit être renfermée dans un cadre peu étendu, si c’est un tableau de genre enfin qu’il a à faire ? Molière se trouva en face de cette difficulté ; et il aima mieux laisser de côté une règle toute de convention, que de risquer la défaite, dans une lutte à armes inégales, contre l’ennemi mortel de toute œuvre comique, contre l’ennui. Il résolut de réduire les proportions de son œuvre, selon que le sujet l’exigerait, et c’est à cette décision que nous devons Georges Dandin, l’École des Maris, les Précieuses ridicules, le Mariage forcé, etc. Un exemple frappant fera comprendre la justesse d’esprit que déploya Molière en se décidant ainsi : dans un temps où, ignorant probablement sa force, il n’osait pas encore opposer aux règles établies les inspirations de sa haute raison, il fit le Dépit amoureux ; la pièce avait cinq actes, et, surchargée de détails inutiles, encombrée de longueurs fatigantes, elle serait sans doute aujourd’hui abandonnée exclusivement aux méditations des lecteurs, si M. O. Leroy n’eût eu l’idée d’extraire la pierre précieuse cachée dans sa grossière monture. Grâce à lui, le Dépit amoureux se joue maintenant, remis en deux actes, et cette hardie mutilation (blâmable en général, selon nous, mais justifiée par le succès en cette circonstance) en a fait un des ouvrages de l’ancien répertoire que l’on revoit avec le plus de plaisir.

Molière avait donc ainsi, et non sans de bonnes raisons, acquis à la comédie une liberté que la tragédie se refusait. Après lui, son exemple fut suivi, bien que la comédie n’ait pas tardé à changer de but et de destination. La comédie de mœurs et de caractères fit place peu à peu à la comédie d’intrigue, à mesure que les sujets s’épuisèrent. En effet, la reproduction des originaux existants a des bornes que n’a pas l’imagination : on peut inventer toujours, on a bientôt tout imité. Cependant les nouveaux auteurs comiques ne se montrèrent pas disposés à se départir du bénéfice que leurs devanciers leur avaient transmis. La comédie ainsi transformée garda son indépendance, que le drame, révolutionnaire dans son essence, préféra, comme de juste, aux barreaux qui enfermaient la tragédie, et contre lesquels, brusque et remuant comme il est, il se fût sans cesse heurté. Aujourd’hui la question est jugée, et toute œuvre dramatique a incontestablement le droit de s’étendre en un, deux, trois ou quatre actes, selon son bon plaisir. Au reste, satisfait d’avoir ainsi fait acte d’indépendance, l’ancienne division est celle que le drame affectionne le plus, et il la conserve le plus souvent.

Outre la lutte, terminée par la victoire, qui a permis à l’auteur dramatique de rester en deçà de la limite prescrite par Horace, le drame a fait et fait encore de temps en temps quelques tentatives pour s’aventurer au delà. Mais ces entreprises sont rares ; car on ne peut guère regarder comme coupables de pareille audace, les pièces où l’auteur combat, à l’aide des tableaux, l’unité de lieu trop gênante encore. Les tableaux ne sont qu’une division de l’acte ; Corneille lui-même en a usé dans le Cid et dans Cinna, bien qu’à présent le théâtre français supprime en général les changements de décoration nécessités par l’action, et qu’en conservant ce vestibule perpétuel, ennemi mortel de la vraisemblance, il donne à Corneille un ridicule que le grand poète avait évité. C’est là un grand exemple, et d’ailleurs la longueur des ouvrages représentés, l’immense quantité d’imagination qu’on y dépense, l’intérêt compliqué qu’on y prodigue, si fatigant pour l’esprit de celui qui écoute, rendent peut-être au moins utiles ces suspensions multipliées, et ces changements de lieu qui réveillent de temps en temps l’attention lassée du spectateur. Hâtons-nous d’ajouter que l’approbation accordée à l’usage ne justifie pas l’abus.