Accent

  • Grammaire
  • Léon Vaïsse
  • Encyclopédie moderne

Accent. Ce mot, traduction du nom latin accentus, dérivé lui-même du supin d’accinere, chanter, exprime en même temps, a-t-on dit, un signe de grammaire et la chose signifiée. Toute large qu’est cette définition, elle manque pourtant encore d’exactitude ; car ce qu’exprime l’accent, en tant que signe orthographique, est loin d’être toujours, comme elle le fait entendre, ce qu’il signifie en tant que modification particulière de la parole.

De toutes les questions relatives à la science des langues, aucune peut-être n’a soulevé plus de controverses que celle des accents, et aucune aussi n’est restée plus obscure, malgré les efforts des savants qui l’ont agitée. C’est que le terme accent répond à plusieurs idées tout à fait distinctes, et que ceux qui ont essayé de résoudre cette question complexe ont presque toujours confondu ce qui était distinct, tout en séparant bien souvent aussi ce qui était identique. Nous allons tacher de déterminer les divers genres d’accent, d’établir ce qui constitue chacun d’eux, et de rechercher l’usage qui en est fait.

On entend par les expressions accents de la joie, accents de la douleur, etc., certains sons de notre voix qui, sous l’empire d’une puissante émotion, traduisent pour l’oreille, sans le secours de mots articulés, ce qui se passe en nous. Lorsque des accents de cette nature accompagnent la parole en la faisant passer par des degrés divers de force, de durée, d’intonation, propres à agir sur la sensibilité de l’auditeur, ils produisent ce qu’on a appelé l’accent pathétique.

À côté de cet accent, langage du sentiment, nous devons avec Rousseau en distinguer un autre, élément important du langage de la pensée, l’accent logique ou rationnel, qui concourt à la clarté du discours en classant pour ainsi dire les termes d’une phrase selon l’importance relative des idées qu’ils expriment, et cela au moyen des sons plus ou moins forts, plus ou moins rapides, des tons plus ou moins graves ou aigus qu’il assigne à chacun. Son caractère essentiel est d’être tonique. C’est lui qui, par diverses modulations du grave à l’aigu et de l’aigu au grave, produit la mélodie intelligente de la parole. De cet accent on distingue quelquefois, sous le nom d’emphase ou accent emphatique, celui qui se fait plutôt sentir dans le degré de force avec lequel la voix appuie et demeure sur les expressions qui ont le plus d’importance dans la pensée de celui qui parle. De la réunion de ces deux accents, se forme ce que les grammairiens français appellent ordinairement accent oratoire et les Allemands accent de rhétorique.

Si l’accent logique se produit par des moyens analogues à ceux de l’accent pathétique, il en fait usage dans des limites plus restreintes. « J’ai remarqué, dit Mersenne dans son Harmonie universelle, p. 371, que le ton de la colère monte souvent d’une octave entière ou davantage tout d’un coup. » Les mouvements de l’accent logique ne sont ni aussi étendus ni aussi brusques. Ce dernier, de beaucoup le plus fréquent des deux, existe dans la conversation la moins animée, dans la lecture la plus froide. Sans les nuances dont il varie le débit, il n’y a pas de proposition pour l’oreille. Il n’appartient toutefois, avec la délicatesse et la mesure qu’il a dans la bonne prononciation française, qu’aux populations polies par les habitudes d’une longue civilisation. C’est généralement l’accent des capitales, parce que là cette influence est plus complète. Mais, chez les populations où elle a moins pénétré, dans les parties éloignées du centre des mœurs polies, le débit, lors même qu’il n’est point animé par la passion, est beaucoup plus fortement accentué ; il franchit dans l’échelle des tons de plus grands intervalles, module brusquement et produit une sorte de chant monotone qui surprend et fatigue une oreille étrangère.

Cet accent qui, à l’égard des modulations qu’il affecte le plus ordinairement, diffère de pays à pays et de province à province, a reçu les noms d’accent national et d’accent provincial. Peut-être faut-il admettre au nombre de ses causes l’influence des climats sur les organes. Il n’en est pas moins vrai que par l’effet du mélange de plus en plus intime des populations, il tend chaque jour à disparaître et que bientôt, par exemple, on cherchera en vain en Normandie et en Gascogne le type de ces accents, autrefois si prononcés, qui, copiés sur nos théâtres, excitèrent si longtemps l’hilarité du public parisien.

On ne rencontre aujourd’hui nulle part ce genre, d’accent à un degré plus remarquable que chez les peuples de l’Asie orientale, les Chinois et les habitants du Tonquin et de la Cochinchine. Leur langue parlée ne se compose que d’un nombre fort limité de monosyllabes, et ils n’ont pas dans l’origine trouvé, pour suppléer à la pénurie de leurs combinaisons syllabiques, d’autre moyen que de leur donner des acceptions différentes selon le ton sur lequel elles seraient prononcées. Toutefois, il est à noter que, même chez ces peuples, les tons déterminés, affectés aux mots, deviennent de moins en moins sensibles à mesure que l’on s’approche des localités où les mœurs se sont le plus polies, au point qu’à Pékin ces accents se font à peine entendre, surtout dans la bouche des lettrés.

Ce sont des accents de cette nature qui ont joué un rôle si important dans l’histoire de la langue des anciens Grecs. Il en exista de semblables sans doute chez les autres peuples de l’antiquité ; mais les Grecs sont les seuls qui nous aient transmis, avec leur littérature, quelques données sur leur prononciation. Dans chacun de leurs mots, une des syllabes, indépendamment de la valeur que lui donnaient les éléments alphabétiques dont elle se composait, et de celle qu’elle recevait de la quantité, en avait encore une troisième qui lui venait de l’accent, c’est-à-dire du ton sur lequel elle devait se prononcer. Platon, dans le Cratyle, Aristote, dans son livre De Elenchis sophistarum, ch. 3, mentionnent cet accent. On lui donnait le nom de τόνος ; il était de deux sortes : aigu, quand on élevait simplement le ton de la voix, et circonflexe, quand, sur une même syllabe, la voix, après avoir monté d’abord à l’aigu, redescendait par un mouvement inverse, au ton moyen des syllabes non accentuées. Ce ton moyen, qui, à proprement parler, n’était pas un accent, est cependant ce que les grammairiens appellent l’accent grave. Du reste, l’accent était distinct de la quantité, et faisait hausser le ton de la voix sur une syllabe sans altérer sensiblement sa valeur métrique.

La musique avait le privilège de déplacer quelquefois l’accent et de le faire passer d’une syllabe à une autre ; c’était une licence sans laquelle il eût souvent été difficile d’obtenir des mélodies agréables. On conçoit en effet que le retour fréquent du même accent eût donné au chant une monotonie fatigante. Le récit, il est vrai, ne différait du chant que par le degré et non par le genre, ainsi que nous l’apprend Denys d’Halicarnasse dans son traité de structura orationis, où il nous dit encore que tous les tons de la déclamation étaient renfermés dans l’intervalle de la quinte ; mais, comme malgré l’union intime de la grammaire et de la musique chez les Grecs, l’orateur ne pouvait se permettre les licences du musicien, le même auteur insiste sur la nécessité de distribuer avec intelligence et de ne pas placer trop près les mots qui ont le même accent et la même quantité.

Cet accent si fortement marqué était pour les Grecs un moyen de donner à leur déclamation plus de clarté et de retentissement, qualités précieuses dans un pays où les assemblées délibérantes se tenaient en plein air, et où il fallait que la parole pût être entendue de plusieurs milliers d’assistants. Nos langues modernes, où les mots, pris isolément, n’ont point d’accent tonique à proprement parler, ne permettent pas d’atteindre cette portée de voix dont les orateurs d’Athènes étaient redevables au caractère chantant de leur idiome.

Pendant longtemps les Grecs n’eurent dans leur écriture aucun signe pour indiquer les modulations de l’accent. Ils en imaginèrent quand ils s’aperçurent que leur prononciation nationale s’altérait au contact de plus en plus fréquent des nations étrangères. Le grammairien Aristophane de Byzance, qui florissait à Alexandrie, environ deux siècles avant notre ère, parait être celui auquel on doit attribuer l’invention des accents écrits. Ces signes sont, comme on sait, au nombre de trois on leur donna les noms des accents qu’ils devaient représenter. Toutefois, l’accent grave n’ayant pas besoin d’être indiqué dans l’écriture, on se servit du signe qu’on lui avait d’abord destiné, pour marquer accent aigu, lorsque tombant sur la syllabe finale d’un mot qui ne suspendait pas le sens, il devait être prononcé sur un ton.un peu moins élevé.

L’usage des signes de l’accontuation fut assez long à s’établir ; on ne les.trouve pas sur les papyrus grecs écrits en Égypte sous les derniers Ptolémées, et Montfaucon nous apprend dans sa Paléographie grecque que les copistes négligèrent de les marquer jusqu’au septième siècle. Il parait que l’usage n’en devint général qu’après le dixième siècle. Les accents avaient alors perdu depuis longtemps leur valeur primitive. En effet, les intonations s’effacèrent peu à peu, en même temps que s’altéraient, les autres éléments de la prononciation. Tout en conservant le signe de l’accent à sa place traditionnelle, les Grecs du Bas-Empire en changèrent complètement, la valeur, et, déplaçant en même temps l’ancienne prosodie, ils firent uniformément longue .la-syllabe accentuée dans l’orthographe.

Cicéron, dans son traité de l’Orateur, c. 18, après avoir parlé de la valeur des trois accents toniques, ajoute que la parole est une espèce de chant, « Est in dicendo etiam quidam cantus. » Nous trouvons.encore une preuve de l’existence d’un accent fortement marqué chez les Latins, dans ce passage de la vie des Gracques, où Plutarque nous dit que Caïus Gracchus plaçait derrière lui, à la tribune, un esclave qu’il chargeait de régler les intonations de sa voix avec une flûte nommée tonarium. Quant aux accents écrits, les Latins paraissaient n’avoir d’abord employé que l’aigu et le grave. Ils leur donnèrent le nom d’apices, et s’en servirent principalement pour distinguer des mots d’orthographe semblable.

On a dit avec raison qu’il n’y a pas un mot dans quelque langue que ce soit qui n’ait son accent. On ne connaît pas d’une manière bien certaine la valeur de chacun de ceux dont les massorètes surchargèrent récriture hébraïque. Un de leurs principaux usages paraît être de régler la psalmodie usitée dans la lecture des livres saints. Us marquent cependant aussi les repos de la voix, et même, jusqu’à un certain point, les rapports grammaticaux. Quant à l’accent tonique, il porte presque toujours en hébreu sur la dernière syllabe, et se trouve, dans beaucoup de mots, précédé d’un accent secondaire, que les grammairiens qualifient d’euphonique. En syriaque et en arabe, l’accent est le plus souvent placé sur la pénultième. Il se plaçait en grec sur une des trois dernières syllabes du mot, et en latin sur une des deux dernières seulement.

L’accent des langues de l’Europe moderne est essentiellement prosodique. C’est sur cet accent qu’est basée toute l’harmonie des vers blancs des Italiens, des. Anglais, etc. ]1 consiste en un plus grand effort de la voix sur une syllabe déterminée, qui devient par là plus longue en même temps que plus éclatante que les autres, mais n’éprouve guère d’autre élévation sensible du ton, que celle qui peut résulter d’une coïncidence fortuite avec l’ac cent logique. Si l’effort même de la voix sur la syllabe accentuée peut bien,entraîner une certaine élévation involontaire du ton, la mesure en échappe du moins à l’appréciation.

Il arrive quelquefois aux Grecs modernes de rejeter sur la préantépénutième, et même sur la cinquième syllabe, l’accent qui ne pouvait autrefois remonter plus loin que l’antépénultième. En italien, quoiqu’il se trouve le plus souvent sur la pénultième, il peut cependant remonter jusqu’à la quatrième syllabe en,comptant de la dernière. En allemand et en anglais, c’est ordinairement l’étymologie qui règle la place de l’accent, et il marque la syllabe radicale.

La qualification de grammatical, qu’on donne souvent à l’accent dont chaque polysyllabe pris isolément est nécessairement affecté, convient parfaitement à cet accent dans les langues où il peut varier avec les flexions, comme en, grec, et parfois même les suppléer, comme en italien ; mais elle lui serait appliquée à tort en français, où, ne changeant pas de place, il ne joue aucun, rôle dans la grammaire.

Ce qui a fait douter à quelques grammairiens de l’existence de l’accent de pronont dation dans notre langue, c’est l’invariabilité nrême de la règle à laquelle il y est soumis. En effet, nous le plaçons uniformément sur la dernière syllabe du mot, en ne comptant pas toutefois pour telle, celle qui n’a d’autre voyelle que l’e muet.

L’introduction des trois accents écrits des Grecs dans l’orthographe française ne parait pas remonter plus haut que le règne de Louis XIII. Leur fonction principale est chez nous de suppléer à l’insuffisance des éléments alphabétiques, en donnant à un même caractère de voyelle plusieurs valeurs distinctes selon l’accent dont il est surmonté. C’est ainsi que l’accent aigu distingue l’e fermé qu’il accompagne, de l’e dit muet, qui s’écrit sans accent, et de l’e ouvert, qui s’écrit, soit avec l’accent grave, soit avec le circonflexe. Ce dernier accent sert tantôt à distinguer l’a ouvert de hâter, bâtir, etc., de l’a fermé de l’ami, Paris, l’o ouvert de tôt, de l’o fermé de botte, etc ; tantôt à indiquer l’allongement de la voyelle comme dans nous allâmes, vous fîtes, cas auquel souvent il indique en même temps le retranchement de quelque lettre autrefois usitée, comme dans âge pour aage, et tête pour teste. L’accent grave placé sur une voyelle autre que l’e ne sert qu’à distinguer entre eux certains homonymes, tels que a, troisième personne du verbe avoir, et à, préposition, etc.