Universités occultes

  • Dictionnaire infernal

Universités occultes. « Il existait un homme à qui Catherine de Médicis tenait autant qu’à ses enfants : cet homme était Cosme Ruggieri, qu’elle logeait à son hôtel de Soissons et dont elle avait fait un conseiller suprême, chargé de lui dire si les astres, ratifiaient les avis et le bon sens de ses conseillers ordinaires. De curieux antécédents justifiaient l’empire que ce Ruggieri conserva sur sa maîtresse jusqu’au, dernier moment. Un des plus savants hommes du seizième siècle fut certes le médecin de Laurent de Médicis, duc d’Urbin, père de Catherine. Ce médecin fut appelé Ruggieri le vieux (vecchio Ruggier, et Roger l’Ancien chez les auteurs français qui se sont occupés d’alchimie), pour le distinguer de ses deux fils, Laurent Ruggieri, nommé le grand par les auteurs cabalistiques, et Cosme Ruggieri, l’astrologue de Catherine, également nommé Roger par plusieurs historiens français. Ruggieri le vieux était si considéré dans la maison de Médecis que les deux ducs, Cosme et Laurent, furent les parrains de ses deux enfants. Il dressa, de concert avec le fameux mathématicien Bazile, le thème de nativité de Catherine, en sa qualité de mathématicien, d’astrologue et de médecin de la maison de Médecis ; trois qualités qui se confondaient souvent.

« À cette époque, les sciences occultes se cultivaient avec une ardeur qui peut surprendre les esprits incrédules de notre siècle si souverainement analyseur ; mais peut-être verront-ils poindre dans ce croquis historique le germe des sciences positives, épanouies au dix-neuvième siècle, sans la poétique grandeur qu’y portaient les audacieux chercheurs du seizième siècle ; lesquels, au lieu de faire de l’industrie, agrandissaient l’art et fertilisaient la pensée. L’universelle protection accordée à ces sciences par les souverains de ce temps était d’ailleurs justifiée par les admirables, créations de tous les inventeurs, qui partaient de la recherche du grand œuvre pour arriver a des résultats étonnants. Aussi jamais les souverains ne furent-ils plus avides de ces mystères. Les Fugger, en qui les Lucullus modernes reconnaîtront leurs princes, en qui les banquiers reconnaîtrait leurs maîtres, étaient certes des calculateurs difficiles a surprendre ; eh bien, ces hommes si positifs, qui prêtaient les capitaux de l’Europe aux souverains du seizième siècle endettés aussi bien que ceux d’aujourd’hui, ces illustres hôtes de Chartes-Quint, commanditèrent les fourneaux de Paracelse.

« Au commencement du seizième siècle, Ruggieri le vieux fut le chef de cette université secrète d’où sortirent les Nostradamus et les Agrippa qui, tour à tour furent médecins des Valois, enfin tous les astronomes, les astrologues, les alchimistes qui entourèrent a cette époque les princes de la chrétienté, et qui furent plus particulièrement accueillis et protégés en France par Catherine de Médicis. Dans le thème de nativité que dressèrent Bazile et Ruggieri le vieux, les principaux événements de la vie de Catherine furent prédits avec une exactitude désespérante pour ceux qui nient les sciences occultes. Cet horoscope annonçait les malheurs qui, pendant le siège de Florence, signalèrent le commencement de sa vie, son mariage avec un fils de France, l’avènement inespéré de ce fils an trône, la naissance de ses enfants et leur nombre. Trois de ses Ris devaient être rois chacun à son tour, deux filles devaient être reines ; tous devaient mourir sans postérité.

« Ce thème se réalisa si bien, que beaucoup d’historiens font cru fait après coup. Mais chacun sait que Nostradamus produisit, au château de Chaumont, où Catherine se trouvait lors de la conspiration de la Renaudie, un homme qui possédait le don de lire dans l’avenir. Or, sous le règne de François II, quand la reine voyait ses quatre fils en bas âge et bien portants, avant le mariage d’Élisabeth de Valois avec Philippe II, roi d’Espagne, avant celui de Marguerite de Valois avec Henri de Bourbon, roi de Navarre, Nostradamus et son ami confirmèrent toutes les circonstances du fameux thème. Cet homme, doué sans doute de seconde vue, et qui appartenait à la grande école des infatigables chercheurs du grand œuvre, mais dont la vie secrète a échappé a l’histoire, affirma que ce dernier enfant couronné mourrait assassiné.

« Après avoir placé la reine devant un miroir magique où se réfléchissait un fouet sur une des pointes duquel se dessina la figure de chaque enfant, l’astrologue imprimait un mouvement au rouet, et la reine comptait le nombre de tours qu’il faisait ; chaque tour était pour un enfant une année de règne. Henri IV, mis sur lé rouet, fit vingt-deux tours. L’astrologue dit a la reine effrayée que Henri de Bourbon serait en effet roi de France et régnerait tout ce temps ; la reine Catherine lui voua une haine mortelle en apprenant qu’il succéderait au dernier dés Valois assassiné.

« Curieuse de connaître son genre de mort, il lui fut dit de se défier de Saint-Germain. Dès ce jour, pensant qu’elle serait renfermée ou violentée au château de Saint-Germain, elle n’y mit jamais le pied quoique ce château fût infiniment plus convenable à ses desseins, par sa proximité de Paris, que tous ceux où elle alla se réfugier avec le roi durant les troubles. Quand elle tomba malade, quelques jours après l’assassinat du duc de Cuise aux états de Blois, elle demanda le nom du prélat qui vint l’assister ; ont lui dit qu’il se nommait Saint-Germain : Je suis morte ! s’écriat-elle. Elle mourut le lendemain, ayant ; d’ailleurs accompli le nombre d’années que lui accordaient tous ses horoscopes. Cette scène, connue du cardinal de Lorraine, qui la traita de sorcellerie, se réalisait peu à peu. François II n’avait régné que ses tours dé rouet ; Charles IX accomplissait en ce moment son dernier. Si Catherine a dit ces singulières paroles à son fils Henri partant pour la Pologne : — Vous reviendrez bientôt ! il faut les attribuer à sa foi dans les sciences occultes et non à son dessein d’empoisonner le roi Marguerite de France était reine de Navarre, Élisabeth, reine d’Espagne, le duc d’Anjou était roi de Pologne.

« Beaucoup d’autres circonstances corroborèrent la foi de Catherine dans les sciences occultes. La veille du tournoi où Henri II fut blessé à mort, Catherine vit le coup fatal en songe. Son conseil d’astrologie judiciaire, composé de Nostradamus et des deux Ruggieri, lui avait prédit la mort du roi. L’histoire a enregistré les instances que fit Catherine pour engager Henri II à ne pas descendre en lice. Le pronostic et le songe engendré par le pronostic se réalisèrent.

« Les mémoires du temps rapportent un autre fait non moins étrange. Le courrier qui annonçait la victoire de Moncontour arriva la nuit, après être venu si rapidement qu’il avait crevé trois chevaux. On éveilla la reine mère, qui dit : Je le savais. En effet, la veille, dit Brantôme, elle avait raconté le triomphe de son fils et quelques circonstances de la bataille. L’astrologue de la maison de Bourbon déclara que le cadet de tant de princes issus de saint Louis, que le fils d’Antoine de Bourbon serait roi de France. Cette prédiction, rapportée par Sully, fut accomplie dans les termes mêmes de l’horoscope, ce qui fit dire à Henri IV qu’à force de mensonges ces gens rencontraient le vrai. Quoi qu’il en soit, si la plupart des têtes fortes de ce temps croyaient à la vaste science appelée magisme par les maîtres de l’astrologie judiciaire et sorcellerie par le public, ils étaient autorisés par le succès des horoscopes. Ce fut pour Cosme Ruggieri, son mathématicien, son astronome, son astrologue, son sorcier, si l’on veut, que Catherine fit élever la colonne adossée à la halle au blé, seul débris qui reste de l’hôtel de Soissons. Cosme Ruggieri possédait, comme les confesseurs, une mystérieuse influence dont il se contentait comme eux ; d’ailleurs, il nourrissait une ambitieuse pensée supérieure à l’ambition vulgaire. Cet homme, que les romanciers ou les dramaturges dépeignent comme un bateleur, possédait la riche abbaye de Saint-Mahé en basse Bretagne, et avait refusé de hautes dignités ecclésiastiques ; l’or, que les pas­ sions superstitieuses çLe cette époque lui appor­ taient abondamment, suffisait à sa secrète entre­ prise, et la main de la reine, étendue sur sa tête, en préservait le moindre cheveu de tout mal[1]. »

1.

M. de Balzac, Le secret des Ruggieri.