Bohémiens

  • Dictionnaire infernal

Bohémiens. Il n’y a personne qui n’ait entendu parler des Bohémiennes et de ces bandes vagabondes qui, sous les noms de Bohémiens, de Biscaïens et d’Égyptiens ou Gitanos, se répandirent au quatorzième siècle sur l’Europe, dans l’Allemagne surtout, la Hollande, la Belgique, la France et l’Espagne, avec la prétention de posséder l’art de dire la bonne aventure et d’autres secrets merveilleux. Les Flamands les nommaient heyden, c’est-à-dire païens, parce qu’ils les regardaient comme des gens sans religion. On leur donna divers autres sobriquets.

Les historiens les ont fait venir, sur de simples conjectures, de l’Assyrie, de la Cilicie, du Caucase, de la Nubie, de l’Abyssinie, de la Chaldée. Bellon, incertain de leur origine, soutient qu’au moins ils n’étaient pas Égyptiens ; car il en rencontra au Caire, où ils étaient regardés comme étrangers aussi bien qu’en Europe. Il eût donc été plus naturel de croire les Bohémiens eux-mêmes sur leur parole, et de dire avec eux que c’était une race de Juifs, mêlés ensuite de chrétiens vagabonds. Voici ce que nous pensons être la vérité sur ces mystérieux nomades.

Vers le milieu du quatorzième siècle, l’Europe, et principalement les Pays-Bas, l’Allemagne et la France, étant ravagée par la peste, on accusa les Juifs, on ne sait pourquoi, d’avoir empoisonné les puits et les fontaines. Cette accusation souleva la fureur publique contre eux. Beaucoup de Juifs s’enfuirent et se jetèrent dans les forêts. Ils se réunirent pour être plus en sûreté et se ménagèrent des souterrains d’une grande étendue. On croit que ce sont eux qui ont creusé ces vastes cavernes qui se trouvent encore en Allemagne et que les indigènes n’ont jamais eu intérêt à fouiller.

Cinquante ans après, ces proscrits ou leurs descendants ayant lieu de croire que ceux qui les avaient tant haïs étaient morts, quelques-uns se hasardèrent à sortir de leurs tanières. Les chrétiens étaient alors occupés des guerres religieuses suscitées par l’hérésie de Jean Huss. C’était une diversion favorable. Sur le rapport de leurs espions, ces Juifs cachés quittèrent leurs cavernes, sans aucune ressource, il est vrai, pour se garantir de la misère ; mais pendant leur demisiècle de solitude, ils avaient étudié les divinations et particulièrement l’art de dire la bonne aventure par l’inspection de la main ; ce qui ne demande ni instrument, ni appareil, ni dépense aucune ; et ils comptèrent bien que la chiromancie leur procurerait quelque argent.

Ils se choisirent d’abord un capitaine, nommé Zundel. Puis, comme il fallait déclarer ce qui les amenait en Allemagne, qui ils étaient, d’où ils venaient, et qu’on pouvait les questionner aussi sur leur religion ; pour ne pas se découvrir trop clairement, ni pourtant se renier, ils convinrent de dire que leurs pères habitaient autrefois l’Égypte, ce qui est vrai des Juifs ; et que leurs ancêtres avaient été chassés de leur pays pour n’avoir pas voulu recevoir la Vierge Marie et son fils Jésus. — Le peuple comprit ce refus, du temps où Joseph emmena le divin Enfant en Égypte pour le soustraire aux recherches d’Hérode ; au lieu que les vagabonds juifs l’entendaient de la persécution qu’ils avaient soufferte cinquante ans auparavant. De là vient le nom d’Égyptiens qu’on leur donna et sous lequel l’empereur Sigismond leur accorda un passe-port.

Ils s’étaient formé un argot ou un jargon déguisé, mêlé d’hébreu et de mauvais allemand, qu’ils prononçaient avec un accent étranger. Des savants, qui ne voyaient pas plus loin, furent flattés de reconnaître certains termes de la langue allemande dans un patois qu’ils prenaient pour de l’égyptien. Ils dénaturaient aussi plusieurs appellations ; ils appelaient un enfant un criard, un manteau un preneur de vent, un soulier un marcheur, un oiseau un volant. Toutefois, la multitude de mots hébreux qui est restée dans le langage des Bohémiens subirait seule pour trahir leur origine juive.

Ils avaient des mœurs particulières et s’étaient fait des lois qu’ils respectaient. Chaque bande se choisissait un chef, à qui tout le monde était tenu d’obéir. Quand parmi eux une femme se mariait, elle se bornait, pour toute cérémonie, à briser un pot de terre devant l’homme dont elle voulait devenir la compagne ; et elle le respectait comme son mari autant d’années que le vase avait produit de morceaux. Au bout de ce temps, les époux étaient libres de se quitter ou de rompre ensemble un nouveau pot de terre. On citerait beaucoup de bizarreries de ce genre.

Dès que les nouveaux Égyptiens virent qu’ils n’étaient pas repoussés, ils implorèrent la pitié des Allemands. Pour ne pas paraître à charge, ils assuraient que, par une grâce particulière du Ciel, qui les protégeait encore en les punissant, les maisons où ils étaient une fois reçus n’étaient plus sujettes à l’incendie. Ils se mirent aussi à dire la bonne aventure, sur l’inspection du visage, des signes du corps, et principalement sur l’examen des lignes de la main et des doigts. Ils guérissaient les malades désespérés, par des remèdes que les Anglais ont conservés et qu’ils appellent héroïques, parce qu’ils tuent net les apoplectiques, s’ils ne les relèvent pas.

Cependant la fureur contre les Juifs s’était apaisée ; ils furent admis de nouveau dans les villages, puis dans les villes. Mais il resta toujours de ces bandes vagabondes qui continuèrent la vie nomade, découvrant partout l’avenir, et joignant à cette profession de nombreuses friponneries plus matérielles. Bientôt, quoique la nation juive fût le noyau de ces bandes, il s’y lit un tel mélange de divers peuples, qu’il n’y eut pas plus entre eux de religion dominante qu’il n’y avait de patrie. Ils parcoururent les Pays-Bas et passèrent en France, où on les appela les Bohémiens, parce qu’ils venaient de la Bohême.

Pasquier, dans ses Recherches, raconte à peu près ainsi leur apparition mystérieuse sur le sol français et leur arrivée aux portes de Paris en 1427 : — ils étaient au nombre de cent vingt ; l’un de leurs chefs portait le titre de duc, un autre celui de comte ; ils avaient dix cavaliers pour escorte. Ils disaient qu’ils venaient de la basse Égypte, chassés de leur pays par les Sarasins, qu’ils étaient allés à Rome confesser leurs péchés au Pape, qui leur avait enjoint pour pénitence d’errer sept ans par le monde, sans coucher sur aucun lit. (Les gens éclairés n’ajoutèrent sans doute pas foi à ce conte.) — On les logea au village de la Chapelle, près Paris ; et une grande foule alla les voir. — Ils avaient les cheveux crépus, le teint basané, et portaient aux oreilles des anneaux d’argent. Comme leurs femmes disaient la bonne aventure et se livraient à des pratiques superstitieuses et mauvaises, l’évêque de Paris les excommunia, défendit qu’on les allât consulter et obtint leur éloignement.

Le seizième siècle fut infesté de Bohémiens. Les états d’Orléans, en 1560, les condamnèrent au bannissement, sous peine des galères, s’ils osaient reparaître. Soufferts dans quelques contrées que divisait l’hérésie, chassés en d’autres lieux comme descendants de Cham, inventeur de la magie, ils ne paraissaient nulle part que comme une plaie. On disait en Flandre qu’ils étaient si experts en sorcellerie, que dès qu’on leur avait donné une pièce de monnaie, toutes celles qu’on avait en poche s’envolaient aussitôt et allaient rejoindre la première, opinion populaire qui peut se traduire en d’autres termes et qui veut dire que les Bohémiens étaient des escrocs. — Leurs bandes diminuèrent au dixseptième siècle. Pourtant on en voit encore quelques rares détachements. Sous les nouvelles lois de police des États européens, les sociétés bohémiennes sont dissoutes. Mais il y a toujours çà et là des individus qui disent la bonne aventure, et des imbéciles qui vont les consulter. (Voyez : Chiromancie[1]).

1.

Le fait suivant est caractéristique des mœurs des Bohémiens, dont il existe encore plusieurs communautés dans la Lithuanie :

Un Bohémien demeurant à Mehlanken, près de Tilsitt, avait été incarcéré pour vol d’un cheval ; il mourut avant que l’instruction fût terminée. La communauté à laquelle il appartenait, informée de son décès, arriva dans la ville au moment où l’on allait procéder à l’inhumation. Aussitôt les Bohémiennes supplièrent ceux qui portaient le corps d’ouvrir le cercueil et de leur permettre de faire venir un barbier pour raser le défunt ; mais comme il y eut impossibilité de trouver immédiatement un barbier, il fallut se rendre directement ail cimetière.

Pendant ce temps, les femmes bohémiennes avaient parcouru la ville pour chercher un barbier, et elles avaient fini par en trouver un. Elles arrivèrent au cimetière en même temps que le cercueil et obtinrent l’autorisation de faire procéder à l’ouverture et de raser le défunt.

Quand cette opération fut terminée, elles en témoignèrent la plus grande joie.