Amour-propre

  • Morale
  • Th. Jouffroy
  • Encyclopédie moderne

Amour-propre. A moins de changer la nature même de l’homme, on ne détruira point l’amour-propre ; la conservation de l’espèce humaine est la conséquence de cet instinct, sans lequel nul ne consentirait à supporter les maux, les chagrins, les injustices dont la vie est tissue. L’amour-propre est non-seulement la base de toutes les affections que notre cœur éprouve, mais de toutes celles dont nous sommes l’objet. Si l’existence est un fardeau pour moi, si je n’attache aucun prix, aucun intérêt à moi-même, on est le mérite du sacrifice que je puis faire à un autre d’un bien qu’il m’est indifférent de perdre ? où est la mesure de la reconnaissance à laquelle j’ai droit de prétendre de la part de l’être pour lequel je me dévoue ?

Les philosophes auront beau dire, l’être humain ne demande à la vie que des sensations : il veut du mouvement et des plaisirs ; il les cherche même au sein de la douleur qu’il redoute et du danger qu’il connaît : voilà ce qui explique le plaisir du jeu, celui de la guerre, et même, de la part des femmes, celui de l’amour. Le moi humain est le principe, la source et le but de toutes sensations ; donc l’amour-propre est inhérent à la nature même de l’homme.

Avant d’établir cette vérité morale, commençons, à l’exemple de Locke, par définir le mot en lui-même et par fixer ses deux acceptions.

Distinguons d’abord l’amour de soi, qui cherche des sensations naturelles et bienveillantes et dont l’influence expansive s’élance au dehors, de cet amour-propre qu’on peut appeler passion, pour soi-même, qui se fait centre unique, qui ne se donne à rien et veut que tout se donne à lui : cet amour-propre est presque un vice ; le premier est presque une vertu.

Par amour de soi, l’amant peut se dévouer à ce qu’il aime ; par amour de soi, on peut mourir pour 1a patrie, pour la gloire, pour sa propre réputation ; ainsi l’on peut faire sortir les plus hautes vertus, les plus nobles sacrifices de cet amour de soi-même, tandis qu’il ne peut naître de l’amour-propre qu’un égoïsme stérile et malfaisant. Si nous agrandissons, si nous embellissons notre existence, c’est par amour de nous ; si nous la concentrons, si nous l’avilissons, c’est par amour-propre.

Sebaste est un héros ; il est inaccessible à la corruption ; on lui a offert des trésors et un ministère, et les moyens d’exercer contre ses ennemis une vengeance terrible ; Sebaste a tout refusé : il prétend qu’il s’aime trop lui-même pour se donner des inquiétudes, des tourments et des remords. Il a vingt fois exposé ses jours pour sa patrie et pour sa famille dans le cours de la révolution ; il a sacrifié la plus grande partie de ses biens pour un ami ruiné ; il vit aujourd’hui dans une médiocrité voisine de l’indigence ; et, quand on le cite comme l’homme le plus désintéressé du monde, il répond qu’on se trompe, que c’est l’amour bien entendu de lui-même quia dirigé toute sa vie ; qu’il s’est approprié le plaisir que ressentent les gens qu’il a obligés ; qu’il s’est mis en partage de leurs biens, de leurs succès, et qu’en rendant les autres heureux, il n’a jamais songé qu’à son propre bonheur.

Voilà l’amour de soi.

Thersite n’est pas un héros, bien qu’il parle sans cesse de gloire et d’héroïsme ; il est vain, et se croit fier ; il porte la tête haute, et croit a voir de la grandeur d’âme. Sans cesse en contemplation devant son propre mérite, il n’est point d’obstacle que sa présomption ne franchisse, point d’élévation où son génie ne croie pouvoir atteindre. Thersite n’aime point ; il a l’esprit, le cœur et les sens glacés ; mais il a pour sa propre personne une véritable passion : Thersite, comme Bussy-Rabutin, dira toujours, un homme comme moi :

Et sine rivali teque et tua solus amare ;

et sans avoir de rivaux il passera sa vie à s’aimer, à s’estimer, à s’admirer.

Voilà l’amour-propre.