Abjuration

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  • Encyclopédie moderne

Abjuration. L’abjuration, dans le sens le plus général, est l’acte par lequel on renonce solennellement et avec serment à une chose, à une erreur, surtout à une hérésie.

L’histoire et la jurisprudence nous offrent quatre espèces d’abjuration, civile, féodale, politique, religieuse.

Abjuration civile. Les Romains appelaient abjuration de la chose la dénégation faite, avec faux serment, d’une dette, d’un gage, d’un dépôt. Abjurare mihi certius est quam dependere (Cicéron) ; j’aime mieux nier avec serment que de payer. Dans ce sens, l’abjuration est la même chose que le parjure, et l’opposé d’éjuration.

Abjuration féodale. Les anciennes coutumes d’Angleterre appelaient abjuration l’acte par lequel celui qui s’était rendu coupable de félonie jurait de quitter le royaume pour toujours, et par là s’affranchissait de toute peine. Il sortait librement d’Angleterre, en portant à la main une croix appelée bannière de mère église. Étrange manière de pourvoir à la sûreté et de faire justice ! Elle fut abolie par le statut 21 de Jacques Ier.

Abjuration politique. L’Angleterre nous fournit un exemple de cette espèce. Après la révolution de 1688, le parlement, qui avait appelé abdication la fuite de Jacques II en France, appela abjuration l’acte par lequel tout fonctionnaire civil, militaire ou ecclésiastique, jurait de ne jamais reconnaître l’autorité royale dans la personne du monarque fugitif ou de ses descendants.

Abjuration religieuse. C’est l’acte par lequel on reconnaît fausse la religion dans laquelle on a vécu, ou bien la doctrine qu’on professait, et qui est condamnée par l’Église. On appelle apostats ceux qui renoncent à la foi chrétienne. Nous ne parlerons ici que de la conversion des païens au christianisme, et de celle des protestants au catholicisme ; nous ne citerons que les abjurations de quelques personnages célèbres, et nous renvoyons au mot Christianisme celles des peuples entiers.

On ne peut nier, et l’expérience le prouve, qu’il est bien rare d’embrasser par conviction une religion dont les principes n’ont pas été gravés en nous dès l’enfance. L’intérêt est si souvent la cause d’un tel changement, que l’abjuration excite presque toujours le mépris des honnêtes gens : on lui soupçonne un autre motif que l’amour de la vérité. Mais il faut convenir qu’en général le zèle est pur et désintéressé dans les premiers temps d’une secte nouvelle ; alors les abjurations portent un caractère manifeste d’enthousiasme et de sincérité. La persécution ne les étouffe pas, elle affermit la foi, souvent même elle l’inspire. Le courage des martyrs frappe d’abord les imaginations, et finit par subjuguer les consciences. Les cœurs attendris sont bientôt convaincus, et la croyance véritable aux yeux des peuples est celle que sanctifient les supplices. Sanguis martyrum, semen christianorum.

En 311, Constantin le Grand ; maître de la Gaule, se préparait, à passer en Italie à la tête de toutes ses forces pour détrôner l’empereur Maxence. On dit qu’il aperçut dans les airs une croix lumineuse sur laquelle ces mots étaient tracés en lettres de feu : In hoc signo vinces ; par ce signe tu vaincras. On ne trouve aucun monument contemporain de ce prétendu miracle. Ce ne fut point l’apparition d’une croix dans les nuées, mais une habile politique qui détermina Constantin à se faire chrétien : sa conversion le mit à la tête d’une secte nombreuse et animée d’un enthousiasme invincible. L’année suivante, il franchit les Alpes, remporta une victoire décisive sous les murs de Rome, et fit monter avec lui la religion chrétienne sur le trône des Césars.

Chlodovech, que nous nommons Clovis, roi des Francs, nouvellement établi dans le nord de la Gaule, avait pour voisins et pour ennemis les Visigoths, peuple redoutable qui occupait la partie méridionale de cette contrée. Afin de pouvoir leur résister avec plus d’avantage il rechercha l’alliance, des Bourguignons, possesseurs de la Gaule orientale, et demanda la main d’une princesse de leur sang ; c’est ainsi qu’il épousa Clotilde ou plutôt Chrotéchilde, nièce du roi Gondebaud. Cette princesse, élevée dans la foi catholique, tâcha de convertir son époux idolâtre. Elle dut à la politique le triomphe de ses pieuses exhortations. La Gaule était remplie de chrétiens orthodoxes ; les Visigoths professaient l’arianisme : Clovis sentit que le plus sûr moyen d’affermir et d’étendre sa domination était d’embrasser le christianisme et d’entrer dans la communion romaine. Il se déclara dans un de ces moments qui décident du sort des empires. Les Allemands avaient envahi une partie de son territoire ; il leur livre bataille ; déjà son armée, commençait à plier ; il s’écrie : Dieu de la reine Clotilde, si vous m’accordez la victoire, je fais vœu de recevoir le baptême et, de n’adorer que vous. Ses troupes, se rallient, et les Allemands sont enfoncés. Clovis fut baptisé à Reims, le 25 décembre 496, par l’évêque saint Remi. Sicambre, lui dit ce prélat, baisse la tête, et désormais adore ce que tu brûlais, et brûle ce que tu adorais. Saint Remi ajouta à la cérémonie du baptême celle du sacre ; mais la fable de la sainte ampoule, apportée du ciel par une colombe blanche, n’a été inventée que 360 ans après par Hincmar, évêque de Reims. Trois mille Francs, et un grand nombre de femmes, parmi lesquelles se trouvaient les deux sœurs de Clovis, Alboflède et Lantechilde, se firent baptiser en ce jour, mémorable. La conversion de Clovis eut les résultats, qu’il s’en était promis. En peu de temps elle rangea sous sa dépendance tous les pays situés entre le Rhin, la mer, la Loire et le royaume de Bourgogne. Alors la monarchie française fut assise sur des fondements solides. Clovis l’étendit par de nouvelles conquêtes ; il marcha contre les Visigoths, et leur enleva les provinces méridionales. Il est remarquable qu’il déploya ses étendards au nom de la religion, et qu’il exhorta ses peuples à exterminer les hérétiques.

L’inquisition, ce tribunal à la fois atroce et absurde (car, comme le dit Montesquieu, en fait de religion il faut éviter les lois pénales), l’inquisition, dis-je, admettait à l’égard des hérétiques trois espèces d’abjuration : dans le cas de soupçon léger, de levi ; dans le cas de soupçon véhément, de vehementi ; et dans celui de l’hérésie notoire, de formali. Chacune de ces espèces était accompagnée de certaines cérémonies, qui avaient lieu dans l’église, en présence de tout le peuple. La France n’a jamais adopté ces distinctions, ni ces diverses solennités. Ses évêques et ses pasteurs puisaient, en général, les formalités de l’abjuration dans le pontifical romain.

Le jour de Pâques 1531, le parlement de Toulouse fit arrêter un grand nombre de citoyens qu’on soupçonnait d’avoir renoncé à la foi catholique pour embrasser le luthéranisme. Parmi eux se trouvait Jean Boissoné, professeur en droit civil, lequel, par sentence de l’official ou des grands vicaires, fut condamné à faire publiquement abjuration de ses erreurs, avec amende de 1,000.livres envers les pauvres et confiscation de sa maison. — Ces abjurations ordonnées, par justice se faisaient avec un appareil infamant. Le condamné, vêtu d’une robe grise, la tête nue et rasée, paraissait à genoux, sur un échafaud dressé contre le mur d’une église. L’inquisiteur de la foi, monté dans une chaire voisine de l’échafaud, prononçait un discours, adressant la parole tantôt au peuple, tantôt au pénitent ; après quoi celui-ci abjurait ses erreurs à haute voix, et signait le procès-verbal de son abjuration.

Henri IV, né dans la religion protestante, devint roi de France le 1er août 1589, par la mort de Henri III. La ligue et l’Espagne étaient alors toutes puissantes, et la France faisait des vœux pour que sa religion devînt celle du nouveau monarque. Henri se fit instruire, et assista à plusieurs conférences entre des prélats et des ministres protestants. Voyant que ceux-ci convenaient qu’on pouvait se sauver dans la religion catholique, Quoi ! dit Henri, tombez-vous d’accord qu’on puisse se sauver dans la religion de ces messieurs-là ? Les ministres ayant répondu qu’ils n’en doutaient pas, pourvu qu’on y vécût bien, le roi repartit : La prudence veut donc que je sois de leur religion et non pas de la vôtre, puisqu’étant de la leur, je me sauve selon eux et selon vous ; et étant de la vôtre, je me sauve bien selon vous, mais non pas selon eux. Or, la prudence veut que je suive le plus assuré. Le 25 juillet 1593, à neuf heures du matin, Henri se rendit à l’église de Saint-Denis, où l’archevêque de Bourges, faisant l’office de grand aumônier, lui demanda : Qui êtes-vous ? — Je suis le roi, répondit Henri. — Que demandez-vous ? — Je demande d’être reçu au giron de la sainte Église catholique, apostolique et romaine. — Le voulez-vous sincèrement ? — Oui, je le veux et le désire. Et à l’instant, à genoux et tête nue, il fit verbalement sa profession de foi en ces termes : Je proteste et jure à la face du Tout-Puissant de vivre et mourir en la religion catholique, apostolique et romaine, de la protéger et défendre envers tous, au péril de mon sang et de ma vie, renonçant à toutes hérésies contraires à icelle. Il remit ensuite par écrit à l’archevêque de Bourges sa profession signée de sa main et ainsi conçue : « Moi, Henri, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, reconnaissant l’Église catholique, apostolique et romaine, être la véritable église de Dieu, maîtresse de vérité et hors de toute erreur, promets à Dieu et jure garder, observer et entretenir tout ce qui a été arrêté et déterminé par les saints canons, conciles et constitutions reçues en ladite église, suivant les instructions qui m’en ont été données par les prélats et docteurs qui m’ont assisté, et les articles qui m’ont été lus et donnés à entendre, et d’obéir aux ordonnances et commandements d’icelle, et me départir, comme de fait je me dépars, de toutes opinions et erreurs contraires à la sainte doctrine de ladite église. Promets aussi obédience au saint-siège apostolique, et à notre saint-père le pape, telle qu’elle lui a été ci-devant rendue par mes prédécesseurs, et ne me départir jamais de ladite religion catholique, ainsi d’y persévérer et mourir avec la grâce de Dieu ; ainsi me soit-il en aide. Fait à Saint-Denys, le 23e jour de juillet 1593. Signé HENRI. « Alors le roi fut absous par l’archevêque de Bourges ; on chanta le Te Deum, et on célébra la grande messe du Saint-Esprit.

Sully explique très bien les motifs et les circonstances de cette abjuration célèbre ; il avoue qu’elle fut dictée non-seulement par la politique, mais encore par la conviction ; en même temps il insinue que cette conviction n’eût pas été acquise si, dans les conférences tenues pour la conversion du roi, les ministres protestants eussent voulu défendre leur croyance. Voici ses propres paroles : » Je trahirais la vérité, si je laissais seulement soupçonner que la politique, la menace des catholiques, l’ennui du travail, l’amour du repos, le désir de s’affranchir de la tyrannie des étrangers, le bien du peuple même, quoique fort louable en soi, soient entrés seuls dans la dernière résolution du roi. Autant qu’il m’est permis de juger de l’intérieur d’un prince que je crois avoir mieux connu que personne, ce fut bien à la vérité par ces motifs que lui vint l’idée de sa conversion, et j’avoue moi-même que je ne lui en inspirai point d’autres, fortement persuadé, comme je l’ai toujours été, quoique calviniste, sur l’aveu que j’en ai arraché aux ministres réformés les plus savants, que Dieu n’est pas moins honoré dans l’église catholique que dans la protestante ; mais, dans la suite, le roi se sentit amené au point de regarder la religion catholique comme la plus sûre. Le caractère de candeur et de sincérité que j’ai toujours remarqué dans ce prince me fait croire qu’il aurait mal soutenu, pendant tout le reste de sa vie, un pareil déguisement. Au reste, qu’on ne juge point mal de l’aveu que je fais ici. Il n’est pas surprenant que Henri, qui n’avait jamais entendu parler de religion que dans ces conférences et controverses, se laissât entraîner du côté qu’on avait soin toujours de rendre victorieux ; car tout le monde, jusqu’aux protestants, je dis plus, jusqu’aux ministres même réformés, employés dans les conférences, étaient convaincus que le changement de religion du roi était absolument nécessaire pour le bien de l’État, pour la paix, enfin pour l’utilité même des deux religions. Les ministres réformés, ou ne se défendaient plus, ou se défendaient si faiblement que l’avantage demeurait toujours du côté de leurs adversaires, ne mûrmurant point de ce que souvent on se passait d’eux dans ces conférences. Quelques-uns qui approchaient le plus de la personne du roi, et qu’il consultait le plus sur ses difficultés, trahirent formellement leur croyance, ou flattèrent par un embarras concerté la religion qu’on regardait déjà comme celle du prince. »

Christine, reine de Suède, abdiqua, en 1654. Luthérienne, elle avait déjà préparé sur le trône son changement de religion. Elle quitta la Suède, et traversa le Danemark et l’Allemagne, en visitant tous les monastères et toutes les églises qui se trouvaient sur sa route. Enfin, après avoir embrassé la religion catholique à Bruxelles, elle abjura publiquement le luthéranisme à Inspruck, et prit cette devise assez peu dévote : Fata viam inventent, les destins dirigeront ma route. Cette action fut pour les catholiques un grand triomphe, comme si elle eût donné quelque nouveau degré de force à la religion romaine. Les protestants, au contraire, en ont témoigné, avec aussi peu de raison, un grand désespoir. Ils ont prétendu que Christine, indifférente pour toutes les religions, n’en avait changé que par convenance, pour vivre plus à son aise en Italie, où elle comptait se retirer. Ils citent, comme au tant de preuves de cette indifférence, quelques lettres et quelques discours de Christine. On assure, par exemple, que les jésuites de Louvain lui promettant une place auprès de sainte Brigitte de Suède, elle répondit : J’aime bien mieux qu’on me mette entre les sages. Un certain Nicolas Pallavicini composa un ouvrage intitulé : La défense de la providence divine par la grande acquisition qu’a faite la religion catholique en la personne de la reine de Suède. Ce traité ne fut pas imprimé, à cause de cinquante-quatre hérésies qu’on prétendait qui s’y trouvaient. Admirons la patience qui les a comptées.

Turenne, après avoir refusé l’épée de connétable, parce qu’il ne voulait pas quitter la religion protestante dans laquelle il avait été élevé, abjura en 1668, sans y être excité par la cour, et sans aucun motif humain. Ce fut pour la conversion de ce grand capitaine que Bossuet composa son livre intitulé, Exposition de la doctrine de l’Église catholique sur les matières de controverse ; ouvrage qui passe généralement pour ce qui a été fait de plus solide contre la réforme.

Sous Louis XIV, on employa pour la conversion des huguenots un moyen souvent efficace, ce fut l’argent. Pélisson fut chargé de ce ministère secret. C’est ce même Pélisson si longtemps calviniste, si connu par ses ouvrages, par une éloquence pleine d’abondance, par son attachement au surintendant Fouquet, dont il avait été le premier commis, le favori et la victime. Il eut le bonheur d’être éclairé et de changer de religion dans un temps où ce changement pouvait le mener aux dignités et à la fortune. Il prit l’habit ecclésiastique, obtint des bénéfices et une place de maître des requêtes. Louis XIV lui confia le revenu des abbayes de Saint-Germain et de Cluny, vers l’année 1677, avec, les revenus du tiers des économats, pour être distribués à ceux qui voudraient se convertir. Pélisson envoyait l’argent dans les provinces. On tâchait d’opérer beaucoup de conversions pour peu d’argent. De petites sommes distribuées à des indigents enflaient la liste que Pélisson présentait au roi tous les trois mois, en lui persuadant que tout dans le monde cédait à sa puissance ou à ses bienfaits. Le prix courant de ces conversions était de 6 livres par tête ; il y en avait à plus bas prix. La plus chère qu’on ait trouvée, pour une famille nombreuse, est de 24 livres. Des commis examinaient si chaque quittance était accompagnée d’une abjuration en forme. Les dévots eux-mêmes plaisantaient de cette éloquence dorée, moins sa vante, disaient-ils, que celle de Bossuet, mais bien plus persuasive. D’année en année on augmenta les fonds destinés à cette corruption religieuse. En 1686, on acheta l’abjuration du marquis de Belzunce et de la dame Lance-Rambouillet, pour 2,000 livres de rente. Vivans, ancien brigadier de cavalerie, vendit la sienne pour une pension de deux mille écus.

Des mesures rigoureuses contre les protestants annoncèrent la révocation de l’édit de Nantes ; elle fut prononcée par un édit du 22 octobre 1685, mais elle n’eut lieu qu’après la mort de Colbert, comme le remarque très bien le président Hénault. On lit dans un discours prononcé par l’archevêque de Reims, à la tête du clergé, au mois de mai 1700 : « Nous protestons, sire, que ce n’est point par la violence, mais par la douceur et la persuasion que les évêques veulent les ramener et les retenir (les protestants), également résolus à les inviter par la force des instructions et de la charité, et à éloigner de la participation aux saints mystères ceux qui, n’ayant pas la robe nuptiale, ne peuvent que la profaner. » Paroles dignes du vertueux et tendre Fénelon ! Ce discours, précédé de tant de lois tyranniques, fut suivi des ordonnances et jugements rendus, en 1703 et en 1704, contre les camisards. Nous ne rapporterons pas ces derniers monuments de l’intolérance ; nous verrions des abjurations arrachées par les armes et par les supplices ; nous verrions la patrie ensanglantée, la religion outragée se voilant et versant des pleurs.